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Interview – Flunk

Ce n’était probablement pas la fin rêvée pour Flunk même si elle n’avait rien de véritablement inattendu. Car, après tout, se targuer d’une existence de vingt-cinq ans n’est certainement pas donné à tous les groupes et annonce plus souvent une conclusion qu’un improbable retour de libido musicale. Si la nouvelle de la séparation, tombée fin 2024, n’a donc pas tant surpris que cela, elle a confirmé l’évidence silencieuse que l’histoire touchait à son terme. Flunk a donc avancé vers son ultime chapitre musical : Take Me Places, album qui ne dévie pas de ce qu’a été le groupe depuis ses débuts et qui aurait dû être accompagné d’une tournée d’adieux… malheureusement annulée pour raisons médicales.

Nous retrouvons donc Anja Øyen Vister (chant, guitare) et Ulf Nygaard (programmation, chant), pour discuter une dernière fois de cette alchimie étrange entre électronica feutrée, folk minimaliste et humanité à vif qui aura fait de Flunk un groupe à part. Avant de refermer définitivement le chapitre, ils reviennent avec nous sur ce qui les a rapprochés puis éloignés et sur cette nostalgie du voyage, intérieur ou non, et qui aura porté Flunk jusqu’au bout du chemin.

Lors de notre dernière interview, à l’occasion de la sortie de History of Everything Ever, je vous avais demandé comment il se faisait que vous jouiez toujours ensemble vingt-cinq ans après vos débuts…

Ulf : Et qu’avions-nous répondu ?

Vous aviez répondu que vous étiez une famille dysfonctionnelle mais que rester ensemble vous permettait de voyager.

(silence)

Anja : Je crois que pas mal de choses ont changé. Certains d’entre nous en ont assez de tourner.

Ulf : Oui, je pense que pour certains, le besoin d’aventure a diminué. Pendant longtemps, la principale raison de nous retrouver était justement le voyage, les rencontres faites en tournée. C’est ce qui nous a poussés à continuer. Mais nous tournons de moins en moins. Pour moi, c’était pourtant une partie importante de la dynamique du groupe.

Anja : Au sein du groupe, tout le monde n’a plus ce besoin. Et nous avons tous besoin d’être inspirés par quelque chose, sinon ce n’est pas amusant. Écrire des chansons ensemble nous plaît toujours, mais…

Ulf : Le truc, c’est que tu as toujours besoin d’évoluer et de faire des choses différentes. Take Me Places est surtout mon travail, alors que History of Everything Ever avait été écrit de manière bien plus collective et démocratique. J’avais envie de revenir aux sources, à la manière dont For Sleepyheads Only (premier album du groupe, NDLR) avait été conçu.

Anja : Finalement, c’est une approche créative qui ressemble pas mal au climat politique mondial actuel, avec le retour des dictatures ! (rires)

Ulf : Nous restons des enfants de notre époque !

Anja : Je pense que Ulf et moi voyons les choses de la même façon. Et tu sais, nous sommes dans Flunk depuis si longtemps… C’est plutôt agréable de développer quelque chose de nouveau. Tout le monde dans le groupe est impliqué dans d’autres projets, et chacun a besoin de temps pour ça. Nous sommes poussés par l’envie de faire d’autres choses.

Tandis que vous travailliez sur Take Me Places, saviez-vous déjà que ce serait le dernier album ?

Ulf : Quand nous avons commencé, rien n’était sûr. Mais à un certain moment, c’est devenu évident.

Anja : Ulf, Jo (Bakke, guitariste du groupe depuis les débuts de Flunk, NDLR) et moi avons décidé que c’était terminé. Nous étions ceux qui avions commencé l’aventure, nous avions l’autorité pour dire que ça s’arrêtait. Au final, tout le monde était d’accord car nous savions que c’était la bonne décision. Nous étions très tristes, parce que nous sommes une famille et nous voulons continuer à en être une. Mais je reste persuadée que nous retravaillerons ensemble sur de futurs projets. Juste d’une manière différente.

Ulf, Jo et moi avons décidé que c’était terminé. Nous étions ceux qui avions commencé l’aventure, nous avions l’autorité pour dire que ça s’arrêtait.

L’album s’appelle Take Me Places et ce sont aussi des mots que l’on retrouve dans trois chansons.

Anja : J’aime bien l’idée d’un fil conducteur dans l’album, avec des éléments qui reviennent dans différentes chansons. Take Me Places évoque aussi le développement intérieur : tu deviens plus âgé, mais ton esprit veut encore bouger. Et puis nous aimons toujours autant voyager, rencontrer de nouvelles personnes. C’est toujours une sensation extraordinaire et ue grande source d’inspiration de rencontrer des gens dans une ville nouvelle. Ce n’est pas seulement ce qui se passe dans notre propre tête, c’est aussi la manière dont tu appréhendes les gens que tu rencontres. Tu cherches ceux qui t’emmènent quelque part, tu n’as pas de temps pour les personnes ennuyeuses ou stupides. Tu veux des gens inspirants, qui stimulent ton esprit et créent ce mouvement intérieur.

Ulf : J’aime beaucoup ce titre. Il a énormément de sens pour moi. Il évoque l’idée de vieillir, d’aller quelque part sans vraiment comprendre où. Sur un plan personnel, je crois qu’avec l’âge, il se passe quelque chose au niveau de la dopamine. Tu as l’impression d’avoir déjà tout vu. Alors peut-être que ça devient plus simple quand tu te fiches de tout ça ou que tu trouves cette excitation ailleurs. Je pense que je suis à ce moment-là de ma vie : j’ai plus de mal à être vraiment enthousiaste.

Anja : Pour moi, c’est totalement l’inverse !

Ulf : C’est parce que tu es encore jeune ! (rires)

Tu cherches les gens qui t’emmènent quelque part, tu n’as pas de temps pour les personnes ennuyeuses ou stupides. Tu veux des gens inspirants, qui stimulent ton esprit et créent ce mouvement intérieur.

Take Me Places est-il un album très “classique” de Flunk ?

Ulf : Je crois. Je me rends compte que nous avons certaines catégories stylistiques de chansons que tu peux relier entre nos différents albums. « Climbing Kilimanjaro » est apparenté à « Petrified », tandis que « Omens » et « Outsiders » sont très proches dans l’esprit. Mais il m’est difficile d’évaluer Take Me Places, surtout que je ne l’ai pas réécouté depuis qu’il est fini.

Pourquoi cela ?

Ulf : J’ai dû finir une vingtaine d’albums dans ma vie. Et à chaque fois, c’est la même sensation : un peu comme, dans certains recoins extrêmes du monde animal, où celui qui donne naissance doit presque mourir dans le processus. C’est étrange… je sais ! Désolé !

Anja : C’est la même chose pour moi. Pendant la création d’un album, j’écoute énormément les maquettes. Mais une fois qu’il est sorti, je les réécoute très rarement — sauf quand il faut préparer des concerts, évidemment.

Est-ce ironique d’appeler un morceau “Acid House” alors qu’il est acoustique ?

(rires)

Anja : Oui ! Mais Flunk a toujours été un mélange des deux. C’est ça, l’intérêt d’être dans un groupe : chacun apporte ses influences. On aime tous autant l’électronica, avec des beats, que les chansons à guitare. C’est comme ça que nous travaillons depuis toujours.

Ulf : On nous a proposé un remix d’“Acid House” dans lequel le producteur avait justement ajouté des éléments acid house, mais je trouvais que ça ne fonctionnait pas vraiment. Et encore une fois, c’est typiquement Flunk : faire les choses à l’inverse de ce qu’on attend. Tu crois qu’un morceau sera rapide, et finalement il est lent ; tu t’attends à de l’électronique, et tu te retrouves avec de l’acoustique…

Pensez-vous que Take Me Places est un disque approprié pour clore cette aventure musicale?

Anja : J’aime l’idée que Take Me Places soit notre dernier album, parce que sur celui-ci, nous n’avons justement pas cessé d’expérimenter avec les paysages sonores. Et je trouve que certaines chansons possèdent vraiment des textures sonores intéressantes, comme « Sub Zero » ou « Climbing Kilimanjaro ».

Ulf : Je ne suis pas sûr que Take Me Places soit une « fin parfaite » en soi. Mais c’est sans doute un titre qui sonne juste. Avec le recul, je ne suis pas certain que Flunk nous emmenait encore quelque part, après toutes ces années. Pourtant… ça me manque quand même.

Je ne suis pas sûr que Take Me Places soit une « fin parfaite » en soi. Mais c’est sans doute un titre qui sonne juste.

Plusieurs morceaux de l’album pourraient d’ailleurs avoir des remixes, je pense notamment à « Trapdoor »…

Anja : J’adore les remixes. Je trouve toujours fascinant d’entendre quelqu’un retravailler un de nos morceaux. J’aime que les chansons aient une nouvelle vie, la manière dont les producteurs se les approprient et leur donnent une autre interprétation.

Ulf : Pour moi, un producteur doit proposer quelque chose de vraiment inédit, avec une attitude différente. C’est comme les livres : il y en a beaucoup mais malheureusement, la plupart ne sont pas extraordinaires. Mais c’est toujours un petit plaisir d’en découvrir un. C’est comme ouvrir un cadeau.

Il y a à nouveau deux reprises sur cet album et votre plus gros succès reste évidemment “Blue Monday” de New Order. Avez-vous parfois eu l’impression que cette reprise a éclipsé vos compositions originales ?

Ulf : Je sais que tu trouves que nous faisons trop de reprises mais je ne pense jamais comme ça. Je fais juste de la musique, et même lorsque c’est une reprise, elle devient ma propre chanson. Reprises et remixes ont quelque chose en commun : ils doivent proposer quelque chose de très différent de l’original. L’ambition devrait toujours être là.

Anja : Proposer un nouvel angle pour une chanson, c’est aussi révéler un potentiel qui pouvait sembler caché au premier abord. Sur Take Me Places, nous avons repris le “Message You at Midnight” de Chet Faker et l’avons rebaptisé Sleeping on the Phone Side”, une phrase que j’adore dans le morceau. C’est d’ailleurs l’une des principales raisons pour lesquelles je tenais à le reprendre : ces mots avaient quelque chose de fort, de presque intime, que je voulais mettre en avant.

Ulf : Quand nous avons fait une reprise de “True Faith”, je crois que beaucoup de gens ne se sont même pas rendus compte qu’il s’agissait du titre de New Order. Les caractéristiques de notre version sont tellement différentes de l’originale, qui est très entraînante, alors que la nôtre est juste… très triste. Pourtant, ce sont les mêmes mots, la même mélodie. Je pense que c’est un bon exemple de reprise qui fonctionne.

Reprises et remixes ont quelque chose en commun : ils doivent proposer quelque chose de très différent de l’original. L’ambition devrait toujours être là.

C’est aussi une manière de montrer vos influences.

Anja : Faire une reprise est la meilleure manière pour nous d’honorer un artiste qui nous a inspirés. Ou bien tu peux incorporer la musique d’autres musiciens dans tes propres compositions. Je sais que certains voient ça comme du vol, mais pour moi, c’est plutôt une forme d’hommage : tu aimes tellement cet artiste que tu veux prolonger quelque chose de lui.

Ulf : L’idée, c’est de mettre en lumière un morceau. Kurt Cobain avec Nirvana avait l’habitude de reprendre des groupes moins connus mais qui l’avaient inspiré, et ça permettait d’attirer l’attention sur eux. Maintenant, il est vrai que New Order n’a pas vraiment besoin d’une reprise supplémentaire de notre part ! (rires). Mais tu sais, c’est le concept même de la culture pop: entrer dans un magasin et se servir. Il ne faut pas trop se prendre la tête. Au final, ce n’est que de la pop music.

Mais par exemple, sur « Chemistry and Math », vous utilisez le sample d’ »Ike’s Rap II » d’Isaac Hayes — déjà emblématique pour avoir été réinterprété par Portishead. Cela peut parfois semer le doute chez l’auditeur, non ?

Ulf : C’est justement quelque chose qui nous amuse. Ce sample est tellement connu que c’est presque une façon de dire : “Allez vous faire foutre, on le fait parce qu’on en a envie.” Ce n’est pas seulement le plaisir de jouer avec l’esprit des auditeurs : on ne cherche pas délibérément à les embrouiller… même si, au fond, c’est un peu ce qui se passe. Lorsque nous avons sorti « Blue Monday« , beaucoup de journalistes anglais sont venus nous demander: “Comment pouvez-vous reprendre ce titre ? Il est déjà parfait.” Mais c’était ça le défi : faire quelque chose d’aussi évident et en même temps vraiment difficile. Nous avons aussi enregistré une reprise de « Creep«  de Radiohead. J’ai d’ailleurs encore la cassette. Le problème, c’est que tu peux aller dans n’importe quelle capitale du monde occidental et tomber sur un musicien de rue en train de la chanter. Elle est tellement omniprésente que, pour que ça vaille le coup, la reprise doit être radicalement différente. La nôtre ne l’était pas assez, donc nous ne l’avons jamais finalisée.

Le sample d’Isaac Hayes est tellement connu que c’est presque une façon de dire : “Allez vous faire foutre, on le fait parce qu’on en a envie.” Ce n’est pas seulement le plaisir de jouer avec l’esprit des auditeurs : on ne cherche pas délibérément à les embrouiller… même si, au fond, c’est un peu ce qui se passe.

Anja : Le sampling existe depuis longtemps, surtout dans le hip-hop. C’est une pratique tellement intégrée qu’elle n’est même plus discutée : c’est juste la manière dont cette musique se fabrique. À nos débuts, les gens remarquaient que nous empruntions beaucoup. Aujourd’hui, c’est devenu une évidence, et c’est simplement notre façon de travailler. Pour Take Me Places, par exemple, Ulf a utilisé énormément de samples de jazz pour créer les bases.

Ce que je trouve intéressant dans vos concerts, c’est la manière dont vous réimaginez vos chansons. Par exemple, « Hello (Planet Awesome) » passe d’une structure électronique sur disque à un morceau très rock sur scène.

Anja : Oui. Certaines chansons en concert sont très différentes des versions studio. Il y a une sorte de va-et-vient permanent. Nous nous sommes retrouvés à rejouer d’anciens titres comme nous le faisions il y a des années. « Six, Seven Times », par exemple, était devenu au fil du temps un morceau très acoustique, mais nous sommes finalement revenus à une version plus proche de l’originale.

Ulf : Nous avons traversé plusieurs phases. L’arrivée d’Ole (Kristen Wetten, bassiste du groupe, NDLR) à la basse a beaucoup changé les choses, et dans le bon sens. La musicalité du groupe s’est vraiment renforcée grâce à lui.

« Blue Monday » en live n’a plus grand-chose à voir avec votre version studio…

Ulf : Oui, parce que notre reprise studio repose entièrement sur des samples. Je crois que Jo avait vraiment du mal à jouer ce sample à la guitare. Le riff est génial mais nous nous en sommes un peu lassés.

Anja : On aime bien “reprendre” nos propres chansons, d’une certaine manière. Parfois, elles fonctionnent très bien telles qu’elles ont été pensées, mais parfois tu as envie de les emmener ailleurs, dans d’autres paysages sonores. Pour moi, un concert est une opportunité de transformer un morceau, de lui offrir une autre dynamique. On essaie toujours d’insuffler quelque chose de nouveau en gardant ce qui fonctionne sur scène.

Un concert est une opportunité de transformer un morceau, de lui offrir une autre dynamique. On essaie toujours d’insuffler quelque chose de nouveau en gardant ce qui fonctionne sur scène.

Sur ces vingt-cinq années passées à faire de la musique ensemble, quels ont été vos plus grandes joies, vos déceptions, ou simplement les moments les plus importants ?

Ulf : La plus grande joie, ça a toujours été d’être sur scène partout dans le monde et d’entendre des gens chanter nos chansons. On s’est toujours sentis tellement humbles et privilégiés — même chanceux. Des déceptions… une fois, on devait jouer dans un festival en Pologne avec Boney M. Ça aurait été quelque chose ! Mais ça ne s’est pas fait…

Anja : Je suis d’accord avec Ulf : il y a la déception de tous ces concerts que nous n’avons pas pu faire à travers le monde, et aussi le fait qu’à un moment, nous avons un peu cessé d’expérimenter et de développer notre son. Mais c’est sans doute quelque chose de naturel et qui vient avec le temps.

Y a-t-il quelque chose qui va particulièrement vous manquer dans le fait de faire de la musique ensemble ?

Anja : Faire de la musique avec le reste du groupe me manquera toujours, sous presque toutes les formes possibles. Mais cela ne veut pas dire que continuer est toujours une bonne chose (sourire).

La tournée d’adieu a-t-elle été annulée ou simplement reportée, et doit-on s’attendre à quelque chose de Flunk à l’avenir — quelque chose débarquant d’outre-tombe ?

Ulf : La tournée d’adieu a bien été annulée, pas reportée. Quant au reste, au vu de ce que l’humanité a démontré ces dix dernières années, je n’exclurais rien.

Et effectivement, rien ne semble totalement clos. Il y a quelques semaines, Flunk a annoncé un EP crépusculaire, prévu pour une sortie le 5 décembre 2025 : quelques chants de Noël revisités accompagnés d’une version dénudée — presque réduite à un souffle — de « Sanctuary » en mode « Xmas Version ». Comme un murmure persistant flottant obstinément dans le timide sillage laissé par Take Me Places.

Crédits photos — Noir & blanc : Israel Benavides • Couleur : Audrey Altier

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