Le 22 juillet 1966 sortait le second lp de John Mayall, organiste et guitariste fan de blues né à Manchester, descendu à Londres pour y vivre son amour de la musique et participer activement à ce qu’on appelait alors « The British Blues Explosion ».
Installé à Londres, Mayall forme les Blues Breakers, fréquente Alexis Korner et toute la scène en pleine effervescence qui s’inspire du répertoire des bluesmen nord américains. On écoute avec passion ce qui vient de Detroit et Chicago, tout ce qui s’est joué en matière de rythmn and blues, de blues et de rock and roll, depuis les standards de Howling Wolf jusqu’à la lointaine légende Robert Johnson ( mort mystérieusement en 1937, après son « pacte avec le diable »! ) que les jeunes anglais sortent de l’oubli, ainsi que Skip James , autre talentueux guitariste noir. Au début des années 1960, le blues se trouve au centre de tous les intérêts. C’est une première vague de passionnés qui anime les clubs de Soho ( dont le Flamingo) et efface le skiffle anglais typique ou l’impact fifties de Presley et Chuck Berry ( entre autres) . Des groupes tels les Rolling Stones ( encore sous la houlette de Brian Jones), les Yardbirds ( avec Jimmy Page, le très jeune Eric Clapton qui sera suivi par Jeff Beck en 1965…) filmés par Antonioni pour Blow Up en octobre 1966 , les Small Faces ou encore The Who ( 1964) s’en revendiquent.

Dans tous les cas de figure un instrument devient essentiel : la guitare….Les musiciens des années 1960 sont fascinés par les six cordes électrifiées. On les fait sonner de toutes les façons possibles, à commencer par Hank Marvin et The Shadows qui arborent en 1960 les premières Fender Stratocaster importées des USA … Cette obsession pour l’instrument est partagée par toute une géneration d’ aspirants guitaristes . Dont Keith Richards, Alvin Lee ( de Ten Years After), Stan Webb ( de Chicken Shack), Robin Trower ( The Paramounts) etc, qui sillonnent le pays et captivent les spectateurs anglais. Par ailleurs un tournant crucial sera pris à la fin 1965, avec la sortie de deux disques essentiels : Rubber Soul des Beatles et le single « Satisfaction » des Stones, chanson-hit au riff de guitare qui fracasse, inventant le rock ( sans le roll ) made in UK . « Il y a deux ans, notre style était un mélange de Chuck Berry et de Muddy Waters. Aujourd’hui, nous avons notre propre style » déclare Keith Richards à Hit Parader en 1966… Dont acte.
Mais je reviens à John Mayall. Au mitan des années 1960, le mancunien est toujours déterminé à se trouver une place de choix dans le milieu musical. Les guitaristes successifs des Blues Breakers déclarent forfait et le groupe se retrouve souvent en trio avec John Mc Vie à la basse et Hughie Flint à la batterie. Il n’est pas question dans ce contexte de rester sans guitariste sérieux, ou pire d’abandonner une carrière après un seul album! Mayall, aux aguets , est aussi devenu un animateur/ promotteur de la scène blues londonienne depuis qu’ Alexis Korner s’en est écarté. Il ne veut pas baisser les bras et se tient au courant de tout ce qui se passe dans un monde où chacun se connait. Il apprend ainsi en mars 1965 que Clapton vient de quitter les Yardbirds, au sein desquels le guitariste prometteur ne se sentait pas vraiment à sa place. Le jeune homme taiseux de 21 ans est disponible: Mayall lui propose aussitôt de rejoindre Blues Breakers, ce qu’il accepte . Au début avril 1965, le nouveau groupe monte sur scène au Flamingo, sans répétition préalable. Qu’importe, puisque tout fonctionne instantanément et en beaucoup mieux ! Sur sa lancée, le quartet tourne dans tout le pays, jouant 5 jours sur 7 un répertoire fait de reprises et de compositions de Mayall et Mayall/Clapton ( « Double Crossing Time »). Un following se constitue dans le circuit des clubs où les londoniens attirent un auditoire de plus en plus nombreux. Paradoxalement, le premier lp des Blues Breakers s’est très mal vendu ( moins de 1000 exemplaires) ce qui a pour conséquence d’exposer Mayall au risque d’une éviction de sa maison de disques. Un single sort ( « Witchdoctor ») diffusé sur le micro label Immediate, suivi par « Telephone Blues », les deux titres produits par Jimmy Page. Le son est lourd, dense, avec du feedback dans les solos de Clapton. Le tirage, d’abord limité, est vite démultiplié… Quelque chose est en train de se passer. Mais il faut cependant toute la persuasion de Mike Vernon ( producteur chez Decca) pour que Decca Records accepte de garder le groupe , probablement parce qu’il y a Clapton…

L’ été 1965 un second album est ainsi prévu et enregistré après plusieurs tractactions et atermoiements. Ce sera John Mayall Blues Breakers et Eric Clapton , instantanément rebaptisé The Beano Album à sa sortie en raison de la photo de pochette sur laquelle le guitariste ( pas encore vedette intouchable mais qui s’en rapproche) lit le magazine bd éponyme sans le moindre regard vers l’objectif… Du Clapton tout craché! L’enregistrement des 40 minutes de blues rock – réalisé en plusieurs étapes – est plus que complexe . Les ingés son affrontent des problèmes techniques en raison du jeu et du matériel du guitariste. A ce moment là, Clapton utilise une Gibson Les Paul 1958 et des amplis Marshall. Le son est aussi innovant qu’il est agressif: il percute. Les Marshall viennent d’être mis au point par le fabriquant anglais et le couplage avec les humbuckers de la Gibson font merveille. Sauf que la guitare de Clapton envahit tout, s’immisce dans les autres pistes. En studio les choses sont d’une autre nature qu’en live … Comment aborder cela proprement? Vernon, dans un premier temps, dit qu’il est impossible, techniquement, d’enregistrer une telle guitare ! Jimmy Page qui l’assiste déclare quant à lui : « Je m’en occupe et je prends ça sur moi« … On déplace l’ampli , le recouvre d’une bache, pose le micro d’enregistrement à distance, éloigne le guitariste. On n’a jamais ni vu ni entendu ça. Tout sonne fort, mais si les employés se plaignent du bruit, le résultat sera probant et Clapton brille de mille feux!

En lui-même l’album qui dure exactement 37 minutes, ne propose pas un ensemble de chansons révolutionnaires dans leurs compositions. Les 12 titres sont dans le registre du moment, mi blues mi pop songs, les chansons de Mayall ne s’orientant pas encore vers le jazz ou le prog comme ce sera ensuite le cas. Ce qui change et tranche, c’est le son! Parce que le jeu de guitare de Clapton s’épanouit ici, bien plus qu’avec les Yardbirds. Ses chorus s’étirent et c’est la grande nouveauté de l’album, son originalité. La guitare accroche et on s’y accroche! Si Clapton avait jusque là suscité de la curiosité, il passe d’un seul coup, avec ce disque de l’été 1966, au statut de guitariste magicien. Sur les murs des fans taguent : « Clapton is god ! ». Rien de moins! Le guitar hero est né. Il restera une récurrence du rock, une figure recherchée, admirée. On veut entendre de la virtuosité – du moins à ce moment là de l’ histoire de la pop culture – , dans une musique encore jeune qui cherche à évoluer sur de premières bases.

Après Clapton, Jeff Beck, Jimmy Page ( qui abandonne la basse des Yardbirds et crée Led Zeppelin), Peter Green ( qui remplace Clapton parti vers l’aventure Cream ) deviennent les premiers guitar heroes des sixties anglaises. Jimi Hendrix arrive à Londres en septembre de la même année 1966, pour fonder The Jimi Hendrix Experience : la décennie des grands guitaristes est ouverte.
John Mayall, de son côté, n’ égalera plus par la suite ce sommet un peu involontaire du Beano Album qui se classera 6ème des charts anglais pendant plusieurs mois. Clapton, garçon introverti mais conscient de ses dons, s’en est servi comme d’un excutoire juste avant de créer Cream. Avec ce groupe culte il publie, dès la fin 1966, un premier album qui signe officiellement son entrée chez les très grands guitaristes rock. L’invention du guitar hero…

Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.