Dear Lads,
Depuis la Stevenson Square au centre de Manchester un double Decker bus jaune embarque les fans des frères Gallagher qui se pressent à gros bouillon dans les artères bruyantes de la ville, coiffés des désormais bobs, portant t-shirts et autres joyeusetés emblématiques arborées par le groupe dans les années 90. Les rues de la cité mancunienne sont des ersatz de rues méditerranéennes enfiévrées et festives. La réunification du groupe en cet été 2025 a été l’occasion de constater l’empreinte de leur musique dans l’imaginaire collectif du public indé et bien plus largement dans la culture populaire anglaise, « ils ont saisi un bout de l’âme britannique » me dira plus tard un spectateur avant sa dixième pinte.

Le bus suit un périple de briques rouges et de jardins individuels à l’issue duquel déposés au sein de Heaton Park il nous reste un parcours aussi précis que boueux. L’ambiance dans ce grand jardin anglais dominical est celle d’un festival, le merchandising ne boude pas son plaisir, mêlé aux stands divers et colorés de boissons et de victuailles. Il y a un point essentiel qui vous pénètre et vous inspire ici et sans doute depuis le début du séjour à Manchester : la joie ostentatoire. Pas une joie surfaite ou discrète, non, une joie forte, terrienne, conviviale et plaisante, une joie du vouloir vivre cet instant, non pas comme le témoignage nostalgique de ce qui fut mais comme la volonté de se dire vivants, présents, « Here and Now ! ». Cette joie qui jaillit, effrénée et constante, un freudien vous dira, « une joie jaculatoire ».

C’est bien dans cet admirable chahut que nous patientons, les pieds dans cette boueuse prairie au bout de laquelle se tient la scène immense dominée par trois écrans vertigineux. La pluie du nord de l’Angleterre nous frôlant, disparaissant, revenant, elle est du public, traditionnelle compagne des lieux. C’est Cast qui ouvre le bal à 18h , héritier des La’s terreau dans lequel Oasis ira chercher quelques rauques influences reconnues, formé par John Power ex-bassiste du groupe de Liverpool, malgré l’immense challenge de capter l’attention de cette ahurissante assemblée de presque 80000 spectateurs. Le groupe se démène laborieusement, jouant bien contre les vents légers à l’attention fragile de cette fin de journée, les morceaux restent vifs et enjoués, eux-aussi, il y a néanmoins un petit rien laborieux et agité d’aller chercher (en vain) la vigilance des buveurs impatients. La suite est d’un autre niveau, on entre dans un registre d’une tout autre maitrise et profondeur : soignant son entrée à 19h, Richard Ashcroft, ancien leader de The Verve, apparait, seul en scène il va lever l’attention et tenir le public. Visage et physique de philosophe Stoïcien, sec et buriné et dans le même temps allure de teenager éternel (53 ans pour le natif de Wigan), les hits vont s’enchainer sans automaticité mais avec une âme vibrante. Nul besoin pour lui d’artificialité d’ailleurs, la beauté est là dans ses morceaux et il y en eut peu (dommage) issus du répertoire de The Verve (principalement de l’album Urban Hymns ) et de son superbe répertoire perso ( au moins trois immenses albums Alone with everybody , Human conditions, Keys to the world) ( mention toute particulière à « The drugs dont work », « Lucky man », « Sonnet », et bien entendu « Break the night with colour »). La messe est dite, chacun lui tire son chapeau lorsqu’il nous honorera de l’hymne « Bitter sweet symphony » reprise par les lad’s en 80000 cœurs / chœurs. Immense Ashcroft qui tient la foule sans mise en images sur les écrans, juste lui en noir et blanc, rien d’autre, à l’os disais-je, stoïque, il nous a tenus, émus et emportés. Immensément présent. Il est sans doute l’un des meilleurs song-writers et interprètes des trente dernières années. Riche Art, Ashcroft ! (Pardon). La messe est dite, l’hymne Bitter Sweet est prise comme une hostie collective à Heaton Park. Richard Ashcroft est un chanteur que l’on n’oublie pas, sa voix est fière, majestueuse et tristement désenchantée (Northern soul titre d’un album de The Verve le définit bien). Ça saute aux yeux, il n’est pas à sa place, ç’aurait du, pu être lui la tête d’affiche, il porte sans doute les oripeaux d’une carrière exceptionnelle qu’il a probablement expédiée trop vite entre drogues et méandres artistiques en dessous de son élection musicale naturelle. A bien y réfléchir il a décalé parfaitement l’entrée en matière des deux frères qui arrivent, pourquoi ? Il a mis de la tension dans la corde sensible qui allait tout lâcher à quelques minutes de là car il a parlé à l’âme, le corps, lui, reste prêt à déchainer sa tension. 80000 corps sous une légère pluie intermittente, presque sympathique, on passe d’Adidas à Barbour et vice-versa. Le ciel accumulé de nuages noirs et gris, le ciel anglais, lavis aquarelle monocolore dont le blanc même semble aspirer à une impossible teinte immaculée nous regarde d’un œil patient. Cette impassibilité ne durera pas.

Il est 20h15, les trois écrans crachent leurs images volcaniques et convulsives pour prendre le pouvoir et ne plus le lâcher jusqu’au final de « Champagne Supernova » dans un peu plus de deux heures, là, c’est la mise à feu, une image et un message ironique « this is not a drill » autrement dit « ce n’est pas un exercice » suivi du traditionnel et tonitruant morceau d’ouverture « Fuckin’in the bushes » qui accompagne une mise en images comme une mise en abîme de tous les titres de presse qui ont annoncé et précédé la reformation du groupe, on entre dans le média, on est le média, le morceau fuse, le mur du son est atteint en quelques secondes de ce rythme frénétique. Les verres de bières traversent l’air au-dessus de nos têtes, le jeune anglais derrière nous escale le dos de son ami pour se jucher sur ses épaules et consumer le fumigène caché dans sa poche, ça sent la poudre au sens propre. Décollage. Supernova collective.

Le spectacle tout autour de nous dans cette plaine ravagée sans doute sous nos pieds c’est le public, le public qui chante plus fort que le mur d’enceintes qui crache la voix de Liam Gallagher, parka à l’ancienne et belle allure, le spectacle c’est le public rauque et tapageur comme un enfant turbulent qui vient là dire sa volonté de vivre. Quelle place pour le rock n’roll dans ce principe de ferveur, eh bien tout sans doute car cette foule pulsionnelle trouve dans la musique d’Oasis l’incarnation que peu de groupes actuels peuvent incarner (Les Arctic Monkeys peut-être ?) un groupe de pulsions vitales, un groupe d’instincts disons-le quasi Nietzschéens car c’est une démonstration de volonté de puissance constante en tout, dans les morceaux joués à fond, pieds au plancher, sans nostalgie, sans compromis, aussi crus qu’à leurs prémices de Definetly Maybe . On le savait, la playlist est connue, elle ne bougera sans doute pas ou fera l’objet de légères retouches (insérer « Columbia » par exemple ?), les hits sont tous là de « Morning Glory » à « Live Forever ». Large Roller coaster dans les deux premiers et principaux albums. Liam Gallagher joue avec son personnage, invective les supporters de Manchester United, Coldplay et sa Kiss cam en prennent pour leur grade (« ici les Lovebirds peuvent s’amuser » assène Liam), j’apprends à identifier l’éventail de sens du terme fuck ou fuckin’ avant qu’il ne vienne rendre hommage à sa ville, à Manchester et, au passage, à cette désormais célèbre Gallagher Hill depuis laquelle les spectateurs sans billet ont pu voir le concert. Noel Gallagher le dira en filigrane, cette démonstration de force à Heaton park pour 5 concerts ! (les 11, 12, 16, 19 et 20 juillet) c’est la revanche d’un groupe à grande gueule dont la confiance n’égala jamais le succès et plus largement d’une cité qui, l’espace de trois semaines, ont incarné l’esprit britannique. 400000 spectateurs venus du monde entier en ont été les témoins ébahis et sonnés. En faire a simple matter of money est plus que de la myopie, une sorte de cécité ingrate. Viendra le temps d’un vertigineux rappel avec deux morceaux chantés par Noel « The Masterplan » et « Don’t look back in anger » puis achevant la ruade permanente de ce concert d’ogre viendront « Wonderwall » et enfin haut dans le ciel « Champagne Supernova » qui verra ses dernières notes mourir haut dans le ciel de Manchester avec un feu d’artifice, écho aux célébrations Stoniennes.

Les dernières étincelles ont disparu mais la joie demeure de ce concert-monde. Ogre Incandescent qui nous a tous dévorés. Tête haute dans la boue.
Et si un jour mes petits-enfants me demandent ce que j’ai vécu ce jour-là, je leur dirai que le 20 juillet 2025 à Heaton Park, j’ai roulé à tombeau ouvert dans une pluie de grêle sans parebrise.
Roll with it.
photos François Dufour/ vidéo Masa’s from the venue

On devrait toujours être légèrement improbable (Oscar Wilde).