En 1977, Peter Shelley est un jeune homme bien décidé à faire quelque chose de sa vie . Il refuse l’ ennuyeux et morose quotidien de cette région du grand Manchester où il est né. Le contexte n’est guère facilitant et la mégapole du nord ouest anglais , grisâtre et sinistrée, est impactée par un déclin industriel qui génère des cohortes de chômeurs. La région se retrouvera bientôt sous la chape de plomb des années Thatcher et les perspectives seront encore davantage limitées pour celles et ceux issus de la classe laborieuse…Bref, la partie n’est pas gagnée . Le jeune Shelley ressent le marasme ambiant mais perçoit pourtant une issue possible par l’art, échappatoire idéal pour lui. Ainsi, le nom de Shelley est- il un pseudonyme qu’il se choisit, inspiré par le poète anglais du même nom ou peut-être l’auteure de science fiction Mary Shelley ? Qu’importe.
L’ aspirant musicien, auteur compositeur, s’appelle en réalité Peter Mc Neish. Il a grandi à Leigh , dans la périphérie mancunienne , où il a rapidement cherché à se distraire par l’ écoute intensive de la musique rock des seventies. Adolescent il est fan de T. Rex , de Roxy Music, et de tout ce qui touche au style glam alors en vogue . En 1975 il rencontre Howard Devoto, étudiant comme lui à l’université de Bolton. Devoto est fan de rock, et les deux garçons partagent une passion pour le Velvet Underground de Lou Reed et John Cale . Ils restent surtout à l’affût des nouveautés musicales, grâce à la lecture du NME et du Melody Maker qu’ils consultent assidûment. C’est un article consacré aux Sex Pistols qui leur donne l’envie d’une virée londonienne pour y voir le groupe phénomène . Ils ne sont pas déçus par ce qu’ils ont découvert et entendu et décident aussitôt de former The Buzzcocks . Les deux garçons du Nord sont subjugués par le style punk qui colle à leurs aspirations. En février 1976 The Buzzcocks sont nés. Le duo Devoto/ Shelley qui compose ses propres titres, est en mesure de se produire sur scène deux mois plus tard. L’énergie punk est bien là!

Le 4 juin 76 va devenir une date historique, puisqu’ils prennent l’initiative d’organiser ce qui sera le premier et célèbre concert des Pistols au Free Trade Hall de Manchester. Il n’y a que 40 personnes dans le salle, mais tous ceux qui sont présents marqueront bientôt l’histoire de la scène de Manchester pour l’heure inexistante: on trouve dans ce public clairsemé les futurs membres de Joy Division, de The Fall et de The Smiths avec le très jeune Stephen Patrick Morrissey…
Pas de set pour le duo organisateur ce soir là, faute de musiciens d’accompagnement. Il n’en sera pas de même en juillet, pour un second passage des Sex Pistols à Manchester, une nouvelle fois à l’initiative de Shelley et Devoto. The Buzzcocks recrutent un bassiste Steve Diggle et un batteur de seize ans, John Maher. C’est à cette date que le nom Buzzcocks est véritablement choisi, la formation devenant un quartet. Ce nom, très punk, se réfère à une chronique radio intitulée It’s the Buzz, Cock! Le mot buzz désigne l’excitation provoquée par le rock et celle de jouer sur scène. « Cock » est de l’argot local, qu’on peut traduire par pote ou copain (masculin) venu de Manchester. Il se peut aussi que le terme désignât plus trivialement un vibromasseur, toujours en argot mancunien….
Malcolm MacLaren, manager des Sex Pistols, les repère et the Buzzcocks sont embarqués pour plusieurs premières parties. Dès l’automne 1976 ils jouent également avec The Clash qui occupent le devant de la nouvelle scène rock. Ils sont le 22 septembre 1976 à l’affiche du premier festival punk qui se tient au 100 Club de Londres. A leur côté :The Damned, The Vibrators et les parisiens de Stinky Toys de Jacno et Elli Medeiros… C’est la première fois qu’un groupe du Nord et de Manchester en particulier , sans maison de disque ni album, est associé à l’effervescence de la scène musicale londonienne.
The Buzzcocks vont alors auto financer une session à l’Indigo Sound Studio, durant laquelle ils enregistrent leurs titres, dont Spiral Scratch qui devient le premier single auto-produit du punk rock anglais. Martin Hannett, lui aussi de Manchester et qu’on va bientôt retrouver chez Factory Records de Anthony Wilson, est aux manettes de la production. . Hannett c’est un alchimiste, fou de studio . Il assiste le jeune groupe avec talent pour cette première production . Il deviendra, comme on le sait, le célèbre producteur des deux lp de Joy Division ,travaillera aussi avec Happy Mondays, puis à l éclosion de la scène House au milieu des années 1980. Pour ce qui concerne SpiraL Scratch, en attendant, c’ est un EP quatre titres que Shelley et ses bandmates font presser à 1 000 exemplaires. Il se diffuse rapidement dans la scène punk et le titre « Boredom » se transforme en hymne punk du moment! Incroyable succès… Après un second tirage , The Buzzcocks réussissent à en vendre 16 000 , résultat plus qu’honorable pour de l’auto production. Le DIY fonctionne.
En février 1977 , Hovard Devoto quitte cependant le groupe après quelques concerts, ceci juste avant l’enregistrement du premier véritable album. Il a un autre projet, fonder le groupe Magazine , moins punk, qui sera un des phares de la scène mancunienne début 1980. Steve Diggle le remplace à la guitare et Garth Smith prend la basse. Le second single « Orgasm Addict » qui sort en septembre 1977 crée le scandale. En raison de son propos, il est censuré par la BBC, ce qui néanmoins contribue à la notoriété du groupe.
Le premier album, Another Music in a Different Kitchen, est une réussite emblématique du mouvement punk en plein essor en cette année 1977. Les morceaux sont courts, nerveux, incisifs ce qui correspond tout à fait à l’air du temps. Il est enregistré en décembre 1977 aux Studios Olympic de Londres, avec Martin Rushent qui a déjà travaillé à la production des albums des Stranglers. Il sort le 10 mars 1978 chez United Artists Records , présenté dans une pochette réalisée par Malcolm Garrett dans un style très punk. Les premiers exemplaires en seront distribués dans un emballage en plastique noir et orange, marqué du logo du groupe. Tout concourt à faire des Buzzcocks de Manchester le grand groupe punk qui va concurrencer les londoniens. Il y a beaucoup d’énergie dans cet album et le style Buzzcocks plaît. C’est l’association de la pop britannique (The Beatles, The Kinks, The Who…) avec l’urgence, l’énergie, le do it yourself et le minimalisme du punk rock.
Ainsi le son Buzzcocks est- il varié mais très reconnaissable : guitares claires et tranchantes , une basse présente mais qui se concentre sur les fondamentaux, une batterie en soutien avec toutefois un peu trop de cymbales sur ce premier album, petit défaut qui se réajustera ensuite. Le chant de Pete Shelley qui ne cache pas des accents un peu nasillards, va à l’essentiel . Il est relayé par celui de Steve Diggle qui a déjà réalisé des albums en solo et compose dès 1977. Ses contributions aux Buzzcocks seront d’ailleurs très vite essentielles et complémentaires de celles de Shelley avec, par exemple, des titres comme Harmony in My Head , qui deviendra des classiques du groupe.

Jusqu’en 1981, année de séparation, les Buzzcocks seront très actifs . Ils publieront trois albums essentiels avant un split et une nouvelle reformation à la fin de la décennie. Pendant ces 3 ou 4 années les mancuniens avancent sur les chapeaux de roue et , sans être typiquement leaders de la nouvelle scène anglaise, ils y tiennent une place de choix. Sur le premier album « Fast Cars » est un titre qui fait date ! En 1978, sur le second album Love Bites, la chanson » Ever Fallen In Love with someone u shouldn’t have to » , est emblématique du style Buzzcocks. En 1979, A Different Kind of Tension , toujours produit par Martin Rushent, est un troisième lp officiel qui boucle la trilogie des débuts du groupes . Mais, je dois le pense, presque aussi son âge d’or… » You Say You Don’t Love Me » est une véritable perle punk , presque post punk ou pré-new wave. Chaque fan de rock indépendant doit la connaître. De même que « I don’t know what to do with my life » ou « What do I get », « Promises » et » I’dont mind » si nous nous intéressons aux excellents singles de ces trois premières années du groupe sur un label.
En 1979, grande année de cette décennie et presque un tournant musical, déjà, après l’effervescence 1976/77, les Buzzcocks tournent beaucoup au Royaume Uni depuis plus de deux ans. On les trouve à l’affiche avec Stranglers, The Cure ou les émergents Joy Division qui font leurs premières parties de nombreuses fois. Leur notoriété est toutefois essentiellement anglaise… Ils ouvrent pour quelques dates européennes de Blondie en 1978, jouent en Hollande et Allemagne en 1979 et s’exportent seulement fin 1979 et début 1980 aux USA, sans comparaison toutefois quant au nombre de dates avec l’impressionnante quantité de concerts sur le sol britannique . En 1981 ils n’ont plus sorti d’album depuis deux ans. L’inspiration est-elle moins là, moins urgente? Shelley est davantage intéressé par des projets en solo. Il semble que la fin d’une aventure musicale se dessine , la scène musicale étant par ailleurs en train de muter avec des groupes d’un autre style: new wave, gothique, groupes C 86 de Creation Records, vague synth-pop… 1981 marque un arrêt.

The Buzzcocks en 2016. Photo Ouest France. ( au centre S.Diggle et P.Shelley)
Huit ans passent et après la reformation de 1989, il faudra attendre quatre ans avant que ne soit publié un nouvel album. Dans les années 1990 les Buzzcocks ne sont plus en première ligne, effacés par la vague brit pop. Ils conservent cependant une reconnaissance du milieu musical, et font sans doute figures de pionniers toujours très respectables. Ils se produisent internationalement au début des années 2000, aussi bien sur de grandes scènes que dans des petits clubs, en fonction des demandes. Aujourd’hui le groupe est toujours en activité, malgré de nombreux changements de personnels et après la disparition de Peter Shelley en 2018 à l’âge de 63 ans seulement…. Steve Diggle est aujourd’hui le leader de la formation venue du punk, et le groupe joue un catalogue pour ses fans et pour ceux qui considèrent la période 1977/81 comme le véritable sommet de la carrière du groupe de Manchester. C’est à ce moment là que les Buzzcocks ont marqué l’histoire, et objectivement leur apport essentiel ne se trouvera nulle part ailleurs… Un dernier album est paru en 2022, intitulé Sonics In The Soul , composé par Steve Diggle qui , la soixantaine passée, cherche à garder allumé le flambeau du groupe tout en faisant preuve de lucidité: ce qui a été vécu ne se revivra plus. Ce disque est le dixième lp studio des Buzzcocks. Son mérite est sans doute de garder encore beaucoup d’énergie et de bâtir un mur du son de guitares. La magie de la trilogie punk Another Music in Another Kitchen/ Love Bites / A Different Kind of Tension ( à laquelle on peut ajouter le Ep Spiral Scratch) n’est cependant ( et assez logiquement) que peu présente. Il faut croire qu’une seule voix, quand bien même est-elle volontaire, ne suffit pas à la porter.

Peintre et guitariste, adepte de Telecaster Custom et d’amplis Fender. Né en 1962 – avant l’invention du monde virtuel – pense que la critique musicale peut-être un genre littéraire, objet idéal pour un débat en fauteuil club millésimé.