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Disques

Cemeteries / Barrow

cemeteries-barrow-coverS’il fallait nous trouver à nouveau une excuse pour nos incessants retards de chroniques, parfois ridicules jusqu’à l’hébétement, c’est aussi parce certains disques semblent nous retenir irrésistiblement et de manière obsessionnelle dans l’année qui précède. Découvert bien trop sur le tard alors qu’il aurait dû figurer tout en haut de notre top 3 de fin d’année, Barrow de Cemeteries, n’a depuis cessé de nous hanter (sans doute le terme le plus approprié pour évoquer un tel album) jusqu’à bouleverser nos platines autant que notre imaginaire.

Clairement cinématographique (l’album débute et se termine à la manière d’une boucle avec le bruit des vagues ou n’hésite pas à effacer les silences entre les morceaux), le paysage du disque invoque ici l’esprit du John Carpenter des années quatre vingt, avec comme centre de gravité esthétique et thématique le film The Fog, repris sur cette pochette réduite à l’essentiel, à la manière d’un écho lointain ou d’une version décharnée. Car si Kyle Reigle, le musicien caché derrière le pseudonyme de Cemeteries est effectivement un grand amateur de films d’horreur et que les références à la fois thématiques, littérales et sonores abondent sur Barrow (les boucles de synthétiseurs de « Cicada Howl » pourraient être tirées de la banque sonore du réalisateur de The Thing), sa dream pop salement (mais brillamment) troublée décrit des presque instantanés fantasmagoriques à l’imagerie joliment désuète, comme de courts extraits filmiques amputés d’un contexte plus large et d’une dramaturgie, se suffisant à eux-mêmes et s’exprimant dans une série de photogrammes monochromatiques, parfois déchirées d’un rouge vif sanglant façon Dario Argento (« In the night they’ll find you all alone, with the color red surrounding your throat » sur « Sodus »). Même le psychédélisme tourbillonnant de l’introduction en synthétiseurs de « Empty Camps » (quel enchainement miraculeux et invisible avec « I Will Run From You ») a gommé son contraste de teintes colorées pour se lire en nuances de gris. Le mystère est indistinct sur Barrow: le morceau « Procession » en ouverture avec son lent mélange de bruits de vague et de musique semble expliquer que la menace vient de la mer mais ce péril reste imprécis, de l’ordre de l’instinctif et de l’immatériel, comme les titres « Can You Hear Them Sing » ou »I Will Run From You »? Car même parfois chancelantes (« Nightjar » avec sa rythmique claustrophobique et martiale), toutes les chansons ressemblent ici à des mirages éphémères et obscurs: le chant s’y rapproche du murmure impassible et s’évapore comme autant de volutes de fumées (« Luna (Moon of Claiming) ») tandis que les mélodies se développent dans un strict mais merveilleux et addictif minimum, préférant le regard intérieur frissonnant aux envolées lyriques virevoltantes. Elles trouvent leur paroxysme dans un juste magnifique « Sodus » contaminant de frissons glacés et délicieux sur l’épiderme, tremblant d’une lumière constamment vacillante mais persistante.

Cette esthétique générale dessine une oeuvre extrêmement cohérente tout autant musicalement que thématiquement (certains paroles des morceaux se répondent entre elles à la manière d’un univers partagé). Tout à la fois merveilleusement étrange et brute, et paradoxalement totalement familière, la poésie visuelle est supportée par une mélancolie intrinsèque, langoureuse et sourde qui évite l’agressivité pour lui préférer un sentiment de malaise permanent, duveteux et irrésistible. Barrow respire ainsi tout entier le mystère de son existence singulière. Ce disque a le goût amer et enivrant des tragédies inévitables, de toutes nos vies qui frémissent encore un instant, convulsant calmement dans un ultime souffle tiède. Le résultat est d’une beauté altérée et matte, paisiblement dramatique mais pourtant douce, rassurante, presque ineffable.

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