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Insight

Jacques Dutronc – 1966 / 1968 : les deux premiers albums de rock français vus de l’intérieur.

La tournée Dutronc & Dutronc de l’été 2022 fut elle le sacre, possible mais pas certain, de l’icône Jacques Dutronc? L’ultime consécration par le public français de celui qui vient de fêter ses quatre-vingt printemps à la fin du mois d’avril? En était il demandeur, lui qui s’est éloigné depuis quelques temps des lumières des projecteurs ? On le sait Monsieur Jacques ne quitte la Balagne et son repère de Monticellu que si on l’y oblige. Il aura sans doute fallu beaucoup de persuasion pour que l’homme adhère à ce projet initié par son fils Thomas. Néanmoins l’aventure est allée un peu plus loin que le coin de la rue et Dutronc en retirait visiblement un plaisir non feint quand, sur les scènes visitées, il interprétait ses plus grands succès en crooner distancé, terminant toutefois, chaque soir, une paire de charentaises enfilée sur ses boots noires.

Assez logiquement, le printemps et l’été 2022, on rencontrait beaucoup de seniors sur les gradins d’une tournée familiale (plus que du patron), la plupart venus par nostalgie d’un temps que les moins de vingt ans etc etc etc… En écrivant « moins de vingt ans » je réalise d’ailleurs combien la formule est ici insuffisante. Comment désigner, en effet, une partie d’un public, certes présent en nombre, mais dont l’âge ne dépasserait pas celui de la carte vermeil ? En gros les jeunes gens connaissent ils toujours Jacques Dutronc? Lorsque j’ai consciemment entendu Dutronc, au point de me souvenir de son nom et d’une de ses chansons, c’était en 1968. J’étais âgé de six ans et je rentrais au CP… Pour tout vous dire, la maitresse d’école nous demandait en ce jour de rentrée des classes, si nous connaissions une chanson, un air, que nous aimerions chanter à nos petits camarades? J’étais nouveau et elle a pointé son doigt vers moi. J’entends sa voix qui m’interroge :  » Et toi, Jean-Noël, as tu appris une chanson de ton pays ? » De mon pays? Je ne voyais pas ce qu’elle voulait dire par là? J’ai compris quelques mois plus tard, que dans la France du général De Gaulle, où l’on traçait les tous premiers autoroutes, un petit provençal comme moi, fraichement arrivé du Sud, paraissait d’un autre pays pour qui vivait dans une sous préfecture beauceronne brumeuse au nord de la Loire… Dans ma petite blouse toute neuve en nylon bleu, je ne me suis pas démonté. Je me suis mis debout, répondant que j’allais en chanter une que j’aimais bien. C’est ainsi que j’entonnai avec conviction le premier couplet de  » Et Moi, Et Moi , Et Moi ». J’obtins, me semble t-il, un certain succès auprès des copains. L’acte 1 de mon intérêt pour Dutronc s’est passé comme ça. C’est la stricte vérité. Jacques Dutronc est-il pour les 7 à 77 ans, comme le journal Tintin? Il y a donc, forcément, des jeunes gens qui écoutent ses disques !

Mais permettez moi de continuer un peu. Bien des années plus tard, à la fin des années 1970, je m’essayai en guitariste électrique de balbutiantes formations musicales. On redécouvrait alors en France le Jacques Dutronc des débuts. Epaissi et derrière des lunettes noires, le chanteur devenu acteur avait surtout fait du cinéma depuis 1973 et son répertoire avait glissé vers une variété teintée de gauloiserie. Malgré ces fluctuations plus ou moins heureuses, les nouveaux groupes frenchy but chic de la fin 1970 ( Bijou, Stinky Toys, Les Rats punks qui reprenaient « Paris s’éveille ») le considéraient volontiers, de même que la critique branchée, comme un précurseur de ce qu’ils essayaient alors de faire. Je m’y collai aussi, évidemment, apprenant « Les Cactus » et « Le Temps de l’Amour », gardant le souvenir (lointain) de concerts hasardeux où nous faisions claquer ces opus dutroniens. Pour résumer ma pensée je dirais sans détour que les deux premiers lps du playboy de la rue de Provence, qui étrenna ses premiers costumes entre Galeries Lafayette et Square de la Trinité, étaient devenus cultes. Bien plus séduisants que ceux de, hum, Téléphone pour qui cherchait un modèle frenchy un peu sexy, nous les percevions comme les véritables premiers albums d’un rock made in France. J’étais exactement de cet avis. Je le reste.

Il y a quelques années, convaincu que je pouvais (sinon devais) parler de ces merveilles au monde entier, je me suis mis dans l’idée de retrouver les musiciens qui participèrent à cette aventure fondatrice autour de « L’aventurier ». Des pionniers d’un pop-rock hexagonal qui ferait école. Je les rencontrai à force d’obstination, aiguillé par les bons réseaux. Quant à Dutronc lui-même, et bien, nous nous rencontrâmes aussi. Mais là, évidemment, il s’agit d’une autre histoire.


Deux albums mémorables.

Lorsque les disques Vogue engagent Jacques Dutronc comme compositeur maison, celui qui n’est encore que le guitariste des parisiens farfelus El Toro et les Cyclones, ne sait pas qu’il publiera les années suivantes, deux disques rock qui feront date et resteront à jamais sa signature essentielle. A tel point qu’il reviendra systématiquement y piocher la matière de ses retours sur scène, toujours inattendus sinon improbables, de 1992 et 2010. En 2022 il agira encore de la même façon, ne chantant sur scène aucun titre de Madame L’Existence (2003) ou de Brèves Rencontres (1995) ses deux derniers enregistrements studio.
Mais faut-il préciser que les albums sobrement intitulés Jacques Dutronc, de 1966 et 1968, accompagnés de quelques ep, furent les premières compositions de rock français en mesure d’égaler ce qui se faisait alors de mieux de l’autre côté du Channel? A leur écoute on songe aux Small Faces, Yardbirds, The Kinks ou Rolling Stones de la première période. Rien de moins. Des deux albums des débuts dutroniens, le premier ( paru à l’automne 1966) est le plus resserré et le plus incisif. Autant par les textes de Jacques Lanzmann que par les riffs composés et joués par Dutronc et son groupe. Il est cependant impossible de dissocier les deux productions, portées par un même flux. Nous tenons là des disques millésimés. Des chefs d’œuvre, avant que Dutronc ne s’oriente (en 1969) vers un répertoire qui flirtera avec une variété un peu décalée, il est vrai… S’ils sonnent et, in fine, ne paraissent jamais datés, c’est aussi parce qu’ils sont les résultats exceptionnels de collaborations décisives. Celles qui vont déterminer la carrière et l’influence future du «chanteur malgré lui». Collaboration avec Lanzmann, bien sûr, et avec Jacques Wolfsohn, directeur artistique de Vogue. Mais collaboration aussi avec un groupe de musiciens – qui témoignent dans ces lignes-, pour une association détonante qui prendra fin avant le troisième album, paru en 1969. Nous verrons pourquoi.

« Mais faut-il préciser que les albums sobrement intitulés Jacques Dutronc, de 1966 et 1968, accompagnés de quelques ep, ont été et restent les premières compositions de rock français en mesure d’égaler ce qui se faisait alors de mieux de l’autre côté du Channel ?« 

Si Françoise Hardy déclarait dans une ancienne interview, qu’à ses débuts les musiciens que proposait la maison de disques de Jacques Wolfsohn étaient «les pires» de la capitale, ceci n’engage qu’elle. Le line up qui accompagne Dutronc sur scène et en studio, est une joyeuse équipe d’experts. En 1966/67 on y rencontre Hadi Kalafate, ex El Toro et les Cyclones/ex Les Cyclones (basse), Michel Pelay (ex-Cyclones) à la batterie. Jean Pierre Alarcen ( guitare), Alain Le Govic-Chamfort (claviers) et Jacky Pasut ( aussi guitariste des Fantômes) qui participe au premier ep. Claude Puterflam (tambourin/maracas) renforce l’équipe des studios Vogue alors aussi modestes qu’à la pointe de la mode musicale. Sur scène l’orchestre s’étoffe avec Alain Truffaut (batteur des Mods ), Bibof ( tambourin et homme à tout faire, copain de Dutronc) et Alain Sounier (cousin de Jacques) dans un rôle informel et indistinct… Dutronc aime à s’entourer d’une bande et cette habitude ou besoin participe au résultat final. S’il y a quelques changements, ils sont le plus souvent mineurs et chacun se connaît toujours. De la fin 1967 jusqu’en 1968/69 c’est Christian Padovan (basse) qui remplacera Kalafate l’ami d’enfance de la rue de Provence pour qui Dutronc composera un peu plus tard deux ou trois titres surréalistes et délirants… Michel Pelay tient toujours la batterie, puis vient Luc Bonetto (deuxième batteur au printemps 68). Gérard Kawczynski (guitare) remplace Alarcen en Mai 67, Georges Rodi (claviers) succède à Chamfort-Legovic en Juin 68 et collaborera en studio jusqu’à l’album Guerre et Pets (1981).

Vogue qui diffuse les premiers enregistrements de Dutronc – comme ceux d’Antoine, Françoise Hardy, Ronnie Bird, etc – envoie alors le groupe sur scène pour des dates promotionnelles. «Le premier endroit où nous avons joué c’était à Rouen. Un club qui s’appelait Les Oubliettes! Nous étions en trio. Jacques, Kalafate et moi à la batterie. Comme nous n’avions que peu de titres, on les jouait deux fois chacun et Jacques faisait des impros rock n roll à la guitare. Ca ne plaisait pas forcément. A ce moment là Jacques était très introverti. Il chantait dos au public… Franchement mal à l’aise. Malgré le succès du premier ep, il ne voulait plus continuer comme chanteur. Il avait très peu d’ambitions pour lui-même» (Michel Pelay). Kalafate, qui a bien connu Dutronc sur toute une période de sa vie, rectifie l’avis du batteur : « Jacques n’était pas à l’aise pour chanter sur scène. Les concerts l’ennuyaient. C’est vrai. Mais il voulait continuer à enregistrer des chansons. Après le premier ep il voulait continuer».

Le Govic, Alarcen des jeunes musiciens inspirés par la Soul music et la vague britannique : L’influence Mods …

Pendant l’été 66 le premier LP n’est pas encore complet – il le sera à l’automne. Wolfshon demande à Dutronc de jouer ses quelques titres de 2’50 mns! C’est à cette période qu’a lieu la rencontre qui sera décisive pour le son et le style des deux premiers albums. Celle d’un groupe: Les Mods. Temporairement Les Mods – Jean Pierre Alarcen (guitare), Alain Le Govic (claviers), Carl (basse) et Alain Truffaut (batterie) – accompagnent Dutronc sur scène en remplacement des musiciens Vogue. Alain Truffaut se rappelle: « L’été a été très rempli pour nous car nous avons cumulé pas mal de télés pour les Mods et pour Jacques. C’était l’époque où il y avait beaucoup d’émissions en direct des lieux de vacances, drivées par Guy Lux, Michel Drucker et bien d’autres. J’ai le souvenir d’un bel été. C’étaient des années d’insouciance» . L’ambiance est conviviale, c’est celle d’une bande comme Dutronc en constituera toute sa vie autour de lui, mêlant amitiés et vie professionnelle. Truffaut continue : « Hadi Kalafate m’a dit que Jacques se souvenait des spaghettis bolognaises que je leur faisais. On se retrouvait chez moi à Maison-Lafitte » Puis l’ex-batteur, évasif, rajoute l’air entendu :« C’était son époque sérial-niqueur ». L’équipe mène joyeuse vie, ce qui nous éclaire sur le Jacques Dutronc de 1966, qui commence à gagner de l’argent tout en cherchant à prendre du bon temps avec son entourage. Alain Truffaut: « Je n’ai pas de souvenir de la musique qu’écoutait Jacques. Par contre je me souviens qu’il était fou de cinoche. Il avait un projecteur 16mm sonore et une belle collection de films. Son préféré: Les branquignols! J’ai dû le voir au moins trois fois chez lui, rue de Provence, toujours chez ses parents. Il a aussi possédé un des premiers magnétoscopes en France, énorme, en noir et blanc».

Sur un plan strictement musical, Les Mods ont le son qui convient parfaitement au nouveau chanteur. Dutronc les a repérés rue d’Hauteville, adresse des studios Vogue. Pour continuer et faire évoluer ses futures chansons il a besoin d’eux. Après l’été Alarcen et Legovic répondent favorablement à son désir de les conserver à ses côtés. Dutronc souhaitait également avoir un second batteur, ce à quoi Wolfshon s’est opposé. Alain Truffaut restera quelques temps comme percussionniste avant de quitter l’aventure à l’automne 66. Embauchés par Dutronc, Alarcen et Legovic abandonnent leur projet commun initial: «Ceci signera la fin des Mods et de leur carrière comme groupe.» (Alain Truffaut).

Le 12 septembre on découvre Dutronc sur la scène de l’Olympia pour un Musicorama où il est entouré de Alarcen et de Le Govic aux claviers. Pelay tient la batterie et Kalafate la basse, pour leur retour dans la formation. Ces dernières semaines de l’été 1966, un style et des sonorités caractéristiques se confirment. Dutronc utilise sa Gretsch, Alarcen joue d’une Fender JazzMaster, raccordées à des amplis Fender à lampes. Kalafate, en ami d’enfance, évoque leurs années communes d’apprentissage :«J’ai appris à jouer avec Jacques. Dans les années cinquante il a été malade toute une année. Et il n’est pas sorti de chez lui. J’allais le voir tous les jours. On jouait ensemble. Lui de la guitare, moi de la basse. On a appris le répertoire de Django Reinhart et de Barney Kessel. Puis on est passé à celui des Shadows. Après nous avons formé les Dritons avant El Toro. Halliday a même été notre chanteur. Nous avons aussi joué avec Mitchell.» Fort de ces expériences, le groupe de l’automne 1966 sait ce qu’il veut, sur scène et en studio. « Ce qu’on cherchait, consciemment, c’était le son des Yardbirds » explique Kalafate. «Jacques écoutait les disques anglais mais en cachette! Il ne voulait pas qu’on le voie travailler, chercher… Il fait toujours comme ça. Au cinéma aussi, semble t-il ». Michel Pelay rajoute : « Alain et moi écoutions beaucoup de Soul music. Ca a joué ». Dutronc a beau s’en défendre par ses remarques concernant le travail en studio de l’époque «Vous savez c’était une prise unique, un studio rudimentaire» -, voulant laisser une part au hasard quant au résultat, quand on parle avec les musiciens ils décrivent des intentions qui transparaissent clairement. «Nous fonctionnions en groupe. Jacques amenait des séries d’accords, les harmonies, une mélodie et nous improvisions autour» raconte Michel Pelay. Hadi Kalafate confirme: « Un véritable groupe. Exactement. Avec Wolfshon qui jetait un œil dessus. Il était directeur artistique quand même ».

C’est dans ce contexte que mi-septembre débute l’enregistrement du premier album. Tout va vite. Le 15 sort le second ep « Les Playboys/ Sur une nappe de restaurant/ On nous cache tout on nous dit rien/ La fille du père Noël». Pour ce dernier titre Kalafate, compositeur de la ligne de basse mémorable, évoque un souvenir plus récent: « En 1992, pendant les répétitions du Casino de Paris, j’ai un moment pris la direction musicale pour la mise en place des titres. Pour «La Fille du Père Noël » j’ai dit à Janick Top qu’il était bien meilleur musicien que moi et qu’il pourrait améliorer la ligne de basse. Il m’a répondu: absolument pas, elle est excellente comme cela!».

Les Mods séparés s’investissent auprès de Dutronc. Le Govic utilise un nouveau clavier plus performant. Les notes finales de « Les Play-Boys », suggérées puis composées par Dutronc, c’est lui qui les joue sur le superbe piano de la rue d’Hauteville. En comparaison du premier enregistrement le son est plus ample, la qualité y gagne. Le premier album est ainsi achevé à l’automne. Les séances succèdent aux répétitions avec la recherche collective des meilleurs arrangements. Pour « Les Cactus » Hadi Kalafate raconte: « Un soir nous allons dîner et Wolfshon apporte le texte de Lanzmann. Jacques le lit et il se demande ce qu’il peut en faire. Je le lis aussi et je lui dis qu’on devrait faire ça sur un truc de rock en trois accords de base. Mi ,La et Si7. Puis je me mets à chanter le début du texte avec la mélodie du chant. C’est ce que nous avons retenu finalement ». Michel Pelay le confirme. « Oui. Ca s’est fait comme ça. Sur l’idée et la mélodie proposée par Hadi. Ils ont commencé les accords de guitare rock et j’ai composé l’intro de batterie. Voilà comment se passaient les choses. Il y avait aussi des titres pour lesquels Dutronc avait plus d’arrangements préparés. Mais souvent c’était comme ça » .

Et pendant ce temps, « Et moi, et moi, et moi » se place troisième au hit parade des ondes anglaises sur Radio Caroline… Du jamais vu.

Dylan, Blonde on Blonde et le rythme effréné de 1967

Dès février 1967 sort le ep  » La Compapadé/ Les Cactus/ L’opération/ L’Espace d’une fille ». En même temps les tournées se poursuivent.  » Wolfshon organisait un peu tout ça. Nous nous déplacions avec nos propres voitures. On se trouvait l’hôtel. Les repas on les payait aussi. Il n’y avait pas de notes de frais. Ce n’était pas du tout comme aujourd’hui! J’étais payé au cachet, pas salarié chez Vogue  » se souvient Michel Pelay. Le rythme est effréné. Le groupe assure, s’affiche aux côtés des Moody Blues, joue en Suisse où est enregistré le Live à Iverdon qui deviendra collector dans les années 1990 avec le regain de la Dutronmania. Sur scène Dutronc déchaîné imite Mireille Mathieu! Halliday remarque les qualités de la formation. Kalafate raconte :  » Une chose que Jacques ne sait pas… Un jour Halliday est venu me trouver, il m’a dit  » ce que vous faîtes est vraiment bien. Venez avec moi ». Il pensait que le groupe pourrait jouer avec lui. Mais j’ai refusé. Pour qu’il n’y ait pas de brouille entre eux. Et par fidélité. Nous sommes tous restés avec lui. »

Si  » La Compapadé » est une non chanson, une rigolade enregistrée en une nuit d’improvisation, il faut à cette période se pencher différemment sur un titre comme « L’Opération ». Certes le second degré ne manque pas, là aussi, le texte de Lanzmann est plein de fantaisie et l’imitation de la voix de Bob Dylan caricaturale. Nouvelle chanson gag? L’écho du folk singer américain n’est pas innocent. Kalafate en parle:  » Vous voyez l’album où Dylan porte une écharpe? ( Blonde on Blonde -ndla ).Wolfsohn nous l’avait fait écouter. Il nous a dit  » C’est ce qu’il faut faire ». Dylan était passé à l’Olympia, Jacques s’y est intéressé. » Michel Pelay va plus loin:  » L’Opportuniste est proche de ce que faisait Dylan. La voix de Jacques qui monte et qui descend, la mélodie, l’arrangement sont très similaires aux compositions que nous avions entendues. Ce n’est pas un hasard du tout. » Preuve d’une influence durable, puisque cet énorme succès de Dutronc ne sortira qu’un an plus tard, en 1968.  » Mais un chanteur que Jacques aimait vraiment, c’était Dean Martin. D’ailleurs je ne l’ai jamais vraiment entendu écouter du rock! » ajoute Michel Pelay. La chose ne m’étonne qu’à moitié… A l’évocation du crooner américain  » J’aime Les Filles » vient à l’esprit. La chanson paraît en avril 1967, en pleine tournée triomphale. On retrouve le standard sur un ep quatre titres avec « L’Idole/ Les petites annonces/ J’ai tout bu, tout vu, tout lu ».  » Pour cette chanson, explique Kalafate, Jacques avait apporté une autre mélodie. Moins aboutie. Wolfsohn lui a demandé de revoir sa copie. Il l’a fait« . Michel Pelay :  » Les accords sont toujours simples. Le refrain tourne autour de Sim7/ Mi7 et La. Jacques avait la composition en entier. Les chœurs c’est nous qui en avons eu l’idée. On les a fait nous-mêmes. Comme pour les clap-hands sur les Play-Boys. C’était une idée du groupe. Pour ce morceau Alain a utilisé le grand piano du studio. Pas l’orgue Farfisa! »

Tous ces témoignages démontrent l’étendue du registre musical et personnel de Dutronc, comme ses capacités d’adaptation à l’air du temps. Au printemps 1967, sur un plan créatif, le groupe fonctionne idéalement et Dutronc en bénéficie. En même temps, le chanteur compositeur qui jouera à l‘aquoiboniste dans les années à venir, veut plaire, c’est certain. Tout pourrait aller pour le mieux. Néanmoins des tensions apparaissent entre la nouvelle vedette de moins en moins intimidée et son orchestre. Liées au rythme intense de 1967? Aux uns et aux autres ? A moins que ce ne soit le fait de Dutronc lui-même.

La fin de la belle équipe…

Les conflits d’égos existent souvent dans le monde de la musique. L’histoire des deux albums qui initient la carrière de Jacques Dutronc n’y échappe pas. L’artiste alors âgé de 24 ans, subit beaucoup de pression. Il suffit de se rappeler qu’il ne souhaitait pas être mis en avant et qu’il continue à travailler pour d’autres artistes comme compositeur maison. La charge est conséquente. En 1967 il est toujours assistant directeur artistique. Afin d’écarter certaines contraintes il refuse de participer aux émissions qui lui déplaisent, mais que d’autres auraient enviées. Ceci lui vaut quelques différends avec la maison de disques dont il est la locomotive. « Il faisait ce qu’il voulait. Des choses qu’on lui apportait sur un plateau, alors que d’autres ramaient pour les avoir, il en a refusé des tas! » rapporte Michel Pelay. Dutronc enfant gâté ? Ou bien forte personnalité, ambivalente face à un destin peu ordinaire? Les deux sans doute. Hadi Kalafate ne mâche pas ses mots quand il me parle de cette période. Rapportant avec une certaine amertume les premières cassures du groupe. Son souvenir est peu nuancé: « C’est Alarcen qui est parti le premier. Il ne supportait plus Jacques ». En Mai 1967 le brillant guitariste s’en va. C’est la perte d’un membre important. Il se peut qu’il y ait d’autres raisons à ce départ, que celles avancées par Kalafate. « Alarcen n’aimait pas beaucoup le show business » dit Michel Pelay, ce qui se vérifiera par les engagements à venir du guitariste qui accompagnera notamment François Béranger, chanteur politiquement engagé des années 1970.

« Dutronc enfant gâté ? Ou bien forte personnalité, ambivalente face à un destin peu ordinaire? Les deux sans doute. « 

Dutronc se consacrant désormais essentiellement au chant en front man facétieux, il faut donc trouver un remplaçant de valeur égale après le départ de Jean Pierre Alarcen. C’est Gérard Kawczinsky que Dutronc surnomme « Crapou» , qui est retenu. Ce dernier a joué dans des formations Vogue en 1964/65. Il n’est pas un inconnu ce qui convient au tempérament de Dutronc qui favorise toujours ses connaissances. Puis c’est l’ami et bassiste, Hadi Kalafate, qui déclare forfait lui aussi. En Juin 1967 Christian Padovan prend la place laissée libre. Il faisait partie des musiciens employés par Vogue au milieu des années 60. Hadi Kalafate continue sa carrière d’accompagnateur: «J’ai rejoint Eric Charden. Ce qui n’était pas du tout la même chose. Mais il était devenu très difficile de travailler avec Jacques». Les mots qui suivent sont durs, concernant le caractère et la personnalité de celui qu’il considère pourtant comme un frère qu’il irait « chercher n’importe où s’il le fallait ». Il termine « J’ai participé à tous les enregistrements jusqu’à «Paris s’éveille». Que Je n’ai pas fait… Pour ce titre, la flûte, c’est Wolfshon qui en a eu l’idée. Il a fait venir Bourdin (musicien de studio.ndla ) exprès, qui a enregistré ça en une seule fois, à la place d’un solo de guitare manouche ».

Kalafate, présent depuis les débuts, sera de fait absent des sessions d’une partie du deuxième album. Faut-il y voir un signal important? Michel Pelay reste avec Alain Le Govic-Chamfort, mais donne un portrait mitigé de celui qui est devenu un incontournable de la scène française: «J’ai continué jusqu’en 68. Comme Alain. Mais il était clair que jouer avec Dutronc était devenu provisoire. Chacun avait des projets personnels. Dutronc était très doué, plein de talent. Sur un plan personnel, par contre, je n’ai jamais trop su ce qu’il pensait vraiment. Pour la rigolade, la musique c’était bien. Mais les relations n’allaient pas au delà. Avec les autres il pouvait aussi être très cynique. Les utiliser. Je n’aimais pas ça.» Il évoque ensuite son propre départ et celui de son ami Le Govic. «J’ai quitté Dutronc en Février 68. Luc Bonetto m’a remplacé ( il hésite un moment sur le nom, citant d’abord un autre batteur de Dutronc -ndla). A ce moment Claude François nous a fait des propositions. A Alain et à moi. Ca n’a pas plu à Jacques. Il n’était absolument pas question pour lui de partager. Chez Claude François nous étions salariés. Ce qui financièrement était plus intéressant. Puis Alain voulait faire son premier album. Nous sommes partis

Une boucle se referme

Eté 67, sans Kalafate ni Alarcen, Dutronc part une nouvelle fois en tournée. Le ton et le son restent identiques. Sur scène Jacques fait son jacques, pastichant tel ou tel style ou personnage. On le voit parodiant le succès de Maurice Chevalier « Dans la vie faut pas s’en faire». Le choix est-il révélateur? Après cette période pop-rock qui reste unique, le chanteur pointe vers d’autres centres d’intérêt. La chanson française populaire, comique ou grivoise – celle que son père ingénieur jouait comme pianiste amateur du côté de La Bastille – le tente … Il ne s’en prive pas, amorçant pour son troisième album un virage dans ce sens .

« Le roi de la fête», «La leçon de gymnastique» en sont des exemples plutôt réussis, mais très éloignés des riffs de 1966… Dutronc se fait chansonnier. Il choisira, un peu plus tard, une orientation plus variété dont tous les titres ne sont malheureusement pas indispensables… Dutronc a t-il oublié les Kinks, Stones, Dylan? Pas entièrement. Les morceaux rock de la fin de la décennie et de la décennie 70 se comptent pourtant sur le bout des doigts. «Transes-Dimanche/ l’Opportuniste» en 1969 clôturent les années 1960. « Le Responsable» sort en 1970, «A la Queue les Yvelines» en 1971, «Le Bras Mécanique» en 1975. Ce sont, essentiellement, les trois morceaux rock du nouveau répertoire dutronien. Pour « Le Bras mécanique » sur un texte de Gainsbourg, on retrouve les mêmes accords (mais inversés) que ceux de «Et moi, et moi, et moi». Manque d’inspiration? Kalafate se souvient d’avoir conseillé à Dutronc d’en faire une chanson rock après la lecture du texte. Le reste de l’album est de la variété plus ou moins typique de cette période en France. Il faut attendre 1980 pour un retour au rock avec l’album Guerre et Pets (!) et surtout 1984 avec « Merde in France », single assassin chanté en yaourt et pastiche du genre…Un étonnant classique!

Mais Jacques Dutronc, fin 1967, n’en est pas encore là. Malgré les dissensions il enregistre en novembre quatre brûlots dans le studio réaménagé rue d’Hauteville: «La publicité/ les rois de la réforme/ Le plus difficile/ Hippie hippie hourrah». Ce dernier titre psychédélique sera repris par les très agités Black Lips aux alentours de 2010, comme «Les Cactus» par le leader des Artic Monkeys un peu plus tard… Le 9 Octobre 1967 Jacques Dutronc est devenu une star d’une pop-rock mod et soul. Avec son nouveau groupe il se produit à l’Olympia aux côtés des Small Faces, Jimi Hendrix, Ronnie Bird,The Troggs. Rien de moins! La boucle est -elle bouclée? The Kinks reprennent «Et moi, et moi, et moi» et l’enregistrent. Ceux qui étaient des modèles copient à présent le petit français en costume cintré d’employé de banque ou des assurances. En Janvier 1968 Dutronc fait la couverture de Rock and Folk. La consécration rock du « Dragueur des Supermarchés » dans le paysage musical français n’a pas attendu 2022. Après cette première étape Dutronc passera à autre chose. Une boucle s’est refermée qui se rouvrira cycliquement…Peut-être avec moins d’intensité… Encore?

ndla: les entretiens et interviews des musiciens /collaborateurs de Jacques Dutronc pour la période 1966-1968, ont été réalisés il y a quelques années pour le Myspace The Jacques Dutronc Appreciation Society. Cet article a été publié sous une première forme en version papier par le magazine Crossroads n°102, format mook, en 2022.

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