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Interview – Gil Rose

Le parcours de Gil Rose, chez Dark Globe, c’est depuis ses débuts que, dirais je, nous avons pu le suivre. Ou pour être plus exact, faudrait-il que je précise que j’ai décidé de le suivre, parce que convaincu que le bonhomme avait quelque chose à dire et qu’il serait intéressant de s’inscrire avec lui dans la durée. Bien sûr cela ne rajeunit personne. Ces débuts dont je parle remontent à un temps où ce webzine n’existait pas, et dans lequel je m’exerçais à l’écriture sur des fanzines papier, timidement déposés sur les comptoirs de disquaires et libraires conciliants… Il y a un bail.

Ainsi, ai-je dû apercevoir Gil Rose pour la première fois sur une scène nîmoise à la fin des années 1980. L’entendre est une autre question, évidemment. Dans la Rome française, alors peu encline aux musiques rock, une petite animation existait néanmoins autour de groupes tels Tulaviok, Corman et Tuscadu puis Drive Blind deux ans plus tard, qui venaient après quelques prémices new wave locaux dont j’avais fait partie six ou sept ans auparavant. En 1988 ou 1989, le jeune guitariste ( s’il n’était pas bassiste ?) mais pas encore chanteur, faisait figure d’adepte d’un rock garage mal connu par ici, ainsi que d’un glam extravagant à la façon des New York Dolls et de Johnny Thunders. Ce dernier, lors de son séjour français, avait essaimé dans l’hexagone le goût de riffs un peu rudes et son romantisme abimé avait séduit quelques aspirants rockers. Rose était de ceux-là. Je résume bien entendu…

Le temps est ensuite passé et Gil Rose, heureusement, ne s’est pas découragé. Après plusieurs groupes, l’expérience Hydropathes (début 2000) et un exil genevois, il a choisi d’œuvrer en solitaire ce qui finalement lui va bien. L’auteur compositeur est devenu aussi singulier qu’étonnant, capable d’associer le répertoire de Fernandel (« Le Tatoué ») ou des Cinq Gentlemen, à des influences blues et country de plus en plus marquées au fil des années. Ceci sans toutefois se départir totalement de héros du post punk britannique, Nikki Sudden en tête dont la prégnance sembla longtemps hanter ses compositions. Mais nul ne se construit seul.

 L’artiste aujourd’hui est fin, exigeant et cultivé. L’homme est un faux dilettante qui témoigne de son anxiété au quotidien. Il cite poètes surréalistes et cinéastes à contre – courant (le suisse Alain Tanner). Connait Epicure sur le bout des doigts et discute les mérites des groupes de la première ère psychédélique américaine rassemblés sur la compilation Nuggets : « parce qu’ils savaient écrire un single ». Foncièrement révolté par ce qui lui paraît injuste, il évoque l’engagement de Woody Guthrie modèle folk de Bob Dylan et porte sur le démiurge folk-rock, prix Nobel de littérature, un intérêt éclairé et avisé qui nourrira nos échanges d’une passion partagée.

L’homme est affable, au langage précis, éloigné des poncifs. On ne saurait le résumer en quelques mots.  Avec un peu de retard je le rencontre ainsi avec plaisir dans le cadre d’un long entretien, pour un nouvel album solo très abouti, Bêtes Noires, paru en juin 2022.

Après Star Au Soto Bar puis Brummellblues et Sur du Velours diffusés sur le label espagnol Sunthunder Records et les EP La surprise du Chef suivi d’Amarillo, tu viens de sortir Bêtes Noires qu’on retrouve sur le même label ainsi qu’au catalogue de Les Disques Roblo (Nîmes). Dès la première écoute j’ai senti ce disque beaucoup plus sombre que tous les autres enregistrements que je viens de citer. Es tu d’accord avec cette impression?

Gil Rose: C’est exact. C’est même un peu la raison d’être de l’album. J’ai voulu rassembler des chansons qui avaient une proximité chromatique. C’est un disque du désenchantement mais que j’espère un peu enchanté, en indécrottable petit romantique que je suis. Même les morceaux dont les paroles ne sont pas ouvertement tristes (« Sous la lune », « Ma dame ») en sont marquées. Toutefois, on n’est pas non plus dans le désespoir, de loin pas, car s’il y a perte dans la plupart des titres, il y a aussi la trace de ce qui a été perdu et qui pourrait renaître.

Sur la pochette en noir et blanc, œuvre de Nicolas Facenda – qui réalisa celle de Brummellblues en 2016 -, tu as un peu un air d’Antonin Artaud et on te voit en bas d’un escalier, devant une porte fermée. Peux-tu nous parler de cette image au caractère fort et ombrageux?

GR: Artaud? Tu y vas très fort et je pourrais être effrayé par le rapprochement. Je songe notamment aux photos de la fin d’Artaud et son visage qui hurle les souffrances psychiques endurées. Dieu merci, je n’ai rien connu de tel. Par contre, il est certain que la photo en question n’est pas très jouasse. En fait, c’est Nicolas qui l’a prise et l’a aussi choisie. Il connaissait les chansons et c’est certainement sa traduction de l’ambiance. C’est aussi quelqu’un qui est très fin et qui me connaît. Je pense qu’il arrive à capter des choses de moi que j’aimerais bien maintenir dissimulées. Pour tout te dire, cette photo me choque un peu par les éléments de vérité qu’elle peut contenir. Le choix du lieu, en revanche, c’est moi. Après des tentatives en extérieur, j’ai vu cet escalier qui mène au logement de Nicolas et je lui ai dit que nous devrions y faire des photos. Nous n’avons fait qu’une pose, quelques prises et c’était bon. D’ailleurs, tu m’y fais penser, et en rapport avec la question précédente, un escalier cela se descend mais aussi se monte. Et il y aussi la figure de l’escalier sans fin, celui de l’éternel recommencement. Quant à la porte, elle est certes fermée mais pas à clef.

 À l’écoute de Bêtes Noires, je me suis dit qu’il était sans doute ton disque le plus abouti ? Comment vois-tu le chemin parcouru depuis plusieurs années ?

GR : C’est, en tout cas, un disque très honnête et franc. Si ce mot veut dire quelque chose, je le pense authentique. Même si, bien entendu, c’est obligatoirement une authenticité fabriquée comme dans tout processus de réalisation. S’il semble plus abouti, c’est certainement parce que c’est celui pour lequel il y a le moins d’écart entre l’intention de départ et le résultat final. Et puis aussi, je prends de la bouteille. Je suis vieux et je me suis pas mal débarrassé de ce qui m’encombrait, les références, la volonté de faire autre chose que ce dont je suis, au fond, capable. Quant au parcours, je pense que j’ai bêtement appris quelques petites choses à force de fabriquer des chansons.

Il y a, par ailleurs, une tension palpable sur ce disque, du début jusqu’à la fin. Un mélange de lassitude et d’anxiété? Dans quel état d’esprit as-tu composé ces nouveaux titres?

GR: C’est très bien vu et tu le dis bien mieux que je ne saurais le faire. Le couple anxiété et lassitude est logique. La première engendrant la seconde. Tout l’enjeu étant de parvenir à glisser entre les deux des moments de joie. C’est, je crois, ce que fait sentir ce disque. Les chansons ont été écrites pour moitié pour le disque en particulier et pour moitié elles préexistaient, souvent dans des formes très différentes. C’est donc aussi le choix de l’interprétation qui crée une sorte d’unité.

En me penchant sur les mots que tu chantes, j’ai pu relever un certain nombre de phrases lourdes de sens ou d’un caractère définitif. Loin de l’humour un peu décalé que tu as souvent utilisé. Je te cite : « Je chante pour ne pas mourir » sur « Ne pas Mourir ». Ou « Ainsi se termine la chanson, c’est pathétique et con, sur un accord mineur », phrase qui conclut « Le Bout de la Route ». Et enfin « Je me retire, c’est décidé, de cette histoire où je n’ai rien à gagner…De cette impasse, je me défile » dans « Fin de Partie ». Comment te viennent ces textes ?

GR: «Je chante pour ne pas mourir» est une chanson que j’ai en stock depuis des âges et, en fait, je n’osais pas la chanter. Trop directe. Qu’elle soit sur le disque résume l’intention qui a présidé à l’existence de celui-ci, soit exposer plus directement que d’habitude ce qui me traverse. En l’occurrence, la peur de la mort, mais aussi le refus du scandale qu’elle constitue. Toutes les chansons parlent, peu ou prou, du temps qui passe et des moyens de faire face en prélevant des instants de présent, en rusant par la fuite.

Quant à l’humour, je pense qu’il y en a quand même, ne serait-ce que dans une certaine distance présente dans l’interprétation et dans un humour de moi à moi qui doit bien transparaître.

De quelle manière écris-tu? Est-ce qu’un texte préside à une musique, ou est-ce l’inverse ou un mélange des deux?

GR: Mes textes ne connaissent pas de phase écrite. Je fabrique les chansons en jouant et chantant en même temps. Quelques phrases viennent puis cela se développe plus ou moins. Je suis donc ce que l’on peut trouver de plus éloigné d’un chanteur « à texte » car le texte ne préexiste pas comme c’est le cas dans la chanson française. Mes textes sont des improvisations fossilisées. Ceci explique certainement une certaine pauvreté thématique car j’ai tendance à ressasser les mêmes idées, à utiliser les mêmes images. Une fois terminée, je ne change rien consciemment aux paroles mais parfois il y a des modifications qui se font, à la marge, au cours des interprétations. En fait, je chante sans guère faire plus de cas que lorsque je parle. Il ne faut donc pas s’attendre, me concernant, à un travail sur le texte, à une attention lexicale particulière. Je fais dans le brut, je ne dégrossis que peu et c’est comme ça et pas autrement. À tel point que si une chanson me vient avec des paroles vraiment très faibles, je dois accepter. Je ne peux pas les changer sans perdre la chanson. J’ai déjà essayé ! Sans succès.

Finalement, ce qui compte, dans mon cas, ce n’est pas tant ce qui est dit que comment cela est dit et l’ambiance que cela charrie, la musique que cela fait.

« Toutes les chansons parlent, peu ou prou, du temps qui passe

et des moyens de faire face en prélevant des instants de présent,

en rusant par la fuite. »

Musicalement, puisque tu en parles, tu as épuré tes orchestrations. Une guitare folk et quelques motifs de guitare électrique, un harmonica avec énormément de reverb, quelques percussions et une brève intervention de clavier sont ce que nous entendons en tout et pour tout. Tu m’as parlé des « Racines du Rock n Roll », livre de Nick Toshes. Souhaites tu à présent cette forme presque ascétique pour ta musique solo ?

GR: Le choix d’une instrumentation limitée pour ce disque correspond au projet de base. Soit livrer les chansons dans leur plus simple appareil, c’est-à-dire sans arrangement. L’enregistrement a été un processus de soustraction plutôt qu’addition. J’ai, par exemple, ôté des percussions que j’avais enregistrées car elles n’étaient pas nécessaires.

Tu as déjà montré ton goût pour cette démarche minimaliste. Je me rappelle que tu souhaitais jouer « La surprise du chef » sur un seul accord de la7. Et les musiciens n’avaient pas été d’accord, en rajoutant deux. (Rires)

GR: Oui, c’est vrai. Pour les autres musiciens sur Bêtes Noires, à part moi, il y a Jacques-Olivier Leroy à la guitare électrique et Doc Poison à l’harmonica (membres de Gil Rose et Les Hydropathes. ndla). Je leur ai proposé de jouer où ils voulaient avec la promesse de leur laisser faire ce qu’ils voulaient et de le conserver si cela leur semblait convenir. Du coup, ils ne jouent pas sur tous les titres mais uniquement quand ils pensent apporter quelque chose. Selon moi, cela a très bien fonctionné et ils sont toujours très justes. La seule chose que j’ai demandée c’est à Alex, le producteur, d’ajouter à la fin de «L’étang s’assèche» quelques secondes d’orgue. Pour la suite, cette formule correspond à ce que je peux livrer en live avec moi et Doc comme seuls musiciens. En revanche pour un nouvel enregistrement, tout est possible. J’aimerais énormément, une fois, avoir des musiciens qui jouent tout et ne faire que chanter. Mais je crois que la précarité économique qui caractérise mes productions rendra cela impossible à jamais. Je pensais aussi à un album bruitiste mais ce n’est pas évident avec mon mode d’écriture des chansons.

 Le travail de la voix est toujours intéressant chez toi. Le placement est caractéristique. À l’instar, dirais-je, du phrasé singulier et décalé d’un Bob Dylan … Que peux-tu me dire sur cet aspect de ton travail? De son oralité?

GR: Dylan est un modèle pour moi, non pas dans le sens de modèle à copier, mais modèle de singularité. Je trouve que les gens qui reprennent Dylan réduisent toujours ses chansons parce que ce n’est plus Dylan qui chante. Récemment, j’ai relu une anecdote à son sujet dans le bouquin de Greil Marcus, Like a Rolling Stone. Le guitariste de la session d’enregistrement de la chanson raconte sa première rencontre avec Dylan. Le type, dont le nom m’échappe, (il s’agit de Mike Bloomfield. ndla) était reconnu comme un immense musicien, digne héritier des meilleurs bluesmen et il avait la ferme conviction, en se rendant à un concert de Dylan que ce dernier ne savait ni jouer, ni chanter. Mais ce n’est pas du tout ce qu’il s’est passé car il a saisi l’idiosyncrasie radicale de Dylan qui transcendait les notions habituelles de bien ou mal jouer.

 Il me semble, en effet, que tu atteins une démarche similaire en ce qui concerne le chant. On retrouve des constantes qui étaient là dès tes premiers enregistrements, mais il a beaucoup évolué dans le sens que tu décris.

GR: Oui. Et c’est l’écoute de Dylan, entre autres, qui m’a aidé à comprendre que le seul truc intéressant était de cultiver sa singularité. Même si celle-ci donne, pour les autres, des résultats catastrophiques (rires). Du coup, tout mon effort est depuis des années de, littéralement, trouver ma voix, de trouver ma « manière » comme on dirait pour un peintre. C’est dans ce sens que je peux dire que j’ai travaillé l’oralité. Il n’y a rien de naturel dans ma façon de chanter qui est le produit d’une recherche, mais je suis persuadé qu’aujourd’hui je chante comme je le dois. En fait, j’ai cherché l’endroit vocal où je me sens bien et juste. Le placement fait partie de ce processus. Il y a le moment exact à trouver, le bon rythme entre les mots. Sur ce disque, j’ai été très attentif à cela, en refaisant beaucoup de prises pour la voix. Dans un studio, on les aurait trouvées très similaires mais, pour moi, il y a ce moment où c’est OK. Mon truc, plus que la mélodie c’est le rythme, le phrasé. J’ai plutôt tendance à éteindre les mélodies.

« Il n’y a rien de naturel dans ma façon de chanter qui est le produit d’une recherche,

mais je suis persuadé qu’aujourd’hui je chante comme je le dois.« 

Tu m’as confié que tes méthodes d’enregistrement avaient été très Lo Fi, induites ou guidées par des paramètres non uniquement techniques. Comment s’est déroulée cette phase de fabrication de Bêtes Noires ?

GR: Derrière chaque production il y a les conditions de production. Mes autres albums ont été enregistrés en studio avec des limites très serrées en termes de temps. En général, cela se passe en une semaine et comme je fais presque tout, cela se résume à une course poursuite qui ne laisse pas de place pour le repentir. Ce que j’essaie, c’est d’être le plus préparé possible pour l’enregistrement afin de limiter au maximum les prises.

Ce coup-ci, j’ai décidé de faire les prises de son moi-même pour me donner le temps. Tout a donc été fait avec un seul et même micro sur un Mac portable. A partir de là, l’aspect technique étant réduit au minimum, il n’était plus question que de jouer correctement. C’est-à-dire au plus juste de ce que demandait la chanson. Ensuite, les fichiers ont été « gonflés » par Alex Pis, dans son studio de Santander, pour avoir une qualité audio meilleure que celle de Garageband ! Il a fait un super boulot en respectant le grain rugueux de base et en adoucissant ce qui demandait à l’être. Surtout en jouant de la réverb, comme tu l’as noté pour l’harmonica.

Ce n’est pas sans lien avec le mode opératoire que tu me décris, bien sûr, mais j’ai remarqué la présence de bruits de ton environnement, capturés dans les chansons. Je suppose que tu as volontairement choisi de les conserver? Peux-tu nous dire pourquoi ?

GR: En effet, on entend pas mal de bruits « parasites » que j’ai conservés. Plus exactement, je n’ai rien fait pour ne pas les empêcher lors de prises : bruits de chaises, respiration, bruits de porte et même des chants d’oiseaux qui se sont invités sur « Tu Peux me Quitter » enregistré la fenêtre ouverte. J’ai pour coutume de placer le micro loin de l’instrument car je préfère le rendu que l’on obtient ainsi mais, du coup, ça capte plus de choses que le seul instrument. D’emblée, je me suis dit que je ne voulais pas enregistrer avec les précautions du studio mais juste en posant un micro dans la pièce. Cela dit à l’auditeur: « ce que tu entends a été fait simplement et frugalement ».

Tout au long du disque j’ai eu le sentiment de suivre un même personnage.  Mais lorsque tu dis « je » est-ce toi ? Et que fais-tu de la figure du Hobo (personnage errant, justement) que nous avons évoquée en parlant de Woody Guthrie… Elle apparait dans « Revolution Blues »

GR: C’est bien si tu as ce feeling de suivre l’errance d’un personnage. Ce n’est pas une volonté cependant je suis très content qu’un tel sentiment se dégage de l’écoute et que tu rapproches cela de la figure du Hobo qui traverse le territoire en passant d’un train à l’autre. C’est un imaginaire qui me parle. Tout comme me parle une personne comme Guthrie même si, bien entendu, je n’entretiens aucune relation directe avec ce qu’il fut. J’ai, toutefois, un engagement politique et social assez proche du sien, lui qui était proche des IWW (International Workers of The World, syndicat opposé au capitalisme aux Etats Unis. ndla). Mais mes chansons ne sont jamais directement politiques, même si certaines portent des traces assez claires à ce sujet. Tu cites « Revolution Blues » qui est certainement celle avec un contenu le plus directement politique à ce jour.

« Je me suis dit que je ne voulais pas enregistrer avec les précautions du studio

mais juste en posant un micro dans la pièce. »

Je suggérerais, en tous cas, qu’il y a une démarche philosophique presque palpable dans ces dix titres. Comme si les chansons étaient un chemin questionnant pour percevoir le réel ? Démontes tu pour reconstruire ?

GR: Ces chansons sont celles d’un type de cinquante-cinq ans habité par la crainte de la mort. On ne peut pas faire plus réel que cela, me concernant. Alors, philosophique, certainement. Même si c’est un terme très générique qu’il faudrait préciser. Pour parler de « philosophie de philosophes », j’en ai pas mal lu et un peu étudié. Et j’ai un scoop, ça n’aide en rien à vivre, enfin moi ! Par exemple, si je suis convaincu par Epicure quand il soutient que la mort n’est pas un problème pour les vivants étant donné que c’est un état qui se caractérise justement par ce qu’il n’entretient plus aucun rapport avec la vie, cela ne me console en rien ! Ah, ah, ah.

Alors, peut-être qu’ici j’essaie de mettre un peu les choses au clair? De me faire une raison pour accepter le sort, que je juge terrible, qui nous est fait. Ces questions sont souvent tapies derrière la métaphore amoureuse, chaque histoire d’amour suivant le même schéma que celui d’une vie: naissance, vitalité, mort. Souvent, quand je chante des poncifs amoureux que j’utilise comme tels car ils s’imposent dans la trivialité de ma fabrication de chansons, c’est d’un ressenti plus large qu’il s’agit comme, par exemple, la perte. Aussi, le « je » que tu questionnes, n’est pas toujours moi. C’est plus un archétype avec des bouts de moi dedans.

Pourrais tu  donner deux ou trois œuvres dans lesquelles tu verrais un lien avec ce que tu fais ? Des textes, des musiques ou des œuvres visuelles qui te paraissent coller avec toi ?

GR: En fait, je vois des liens avec des centaines d’œuvres. Celles qui sont en moi sont forcément mobilisées quand vient une chanson, mais il est difficile de trouver des liens évidents pour moi. Peut-être que ce sont des tiers qui peuvent faire ces liens ? Toutefois, je viens juste d’écrire une chanson dont l’origine est nettement dans le visionnage du film d’Alain Tanner, La Salamandre, cinéaste que j’aime beaucoup. J’espère que je vais pouvoir garder cette chanson. Il me vient en tête un autre cinéaste à te citer que j’adore et qui serait l’inverse de moi tant son cinéma est, en quelque sorte, celui du Carpe Diem: Otar Losseliani. Ces films font partie de ceux dans lesquels je m’installe avec un tel relâchement.

Quant aux écrits, c’est très difficile aussi d’isoler des titres ou des auteurs car j’ai passé une bonne partie de ma vie à lire. Donc, pour citer quelqu’un qui m’a particulièrement frappé, je vais livrer le nom de Paul Nougé. Mais on est, alors, très loin de mon artisanat musical !

Dans un de nos échanges, tu m’as dit que tu avais cessé de jouer « de la musique de fan » et que désormais « on ne pouvait pas te dire que tu ne savais pas ce que tu faisais ». Je suis absolument d’accord avec cela, je le perçois nettement avec Bêtes Noires. Tu es, je le crois, assez loin du rock garage, de cette famille musicale qui t’a inspiré à tes débuts. De quoi es-tu près? De la poésie? Ou bien de qui?

GR: Si, à mon âge, je faisais encore de la musique de fan, je n’en ferais plus. Le second souffle que j’ai trouvé en musique vient du fait que j’ai cru pouvoir faire quelque chose de personnel. Et je trouve que continuer à creuser dans ce sens est excitant. Je me vois bien essayer des choses avec mon petit matériel de base, ma voix et mon jeu, pendant vingt ans au moins.

Alors l’inexorable et scandaleuse disparation s’éloigne ! Tu vois bien… (rires)

GR: Chanter en français m’a libéré d’une grande partie de mes influences qui étaient totalement anglaises et américaines (aussi australiennes, mais les australiens ne sont rien d’autre que des britanniques… Je ne parle, bien entendu, pas des australiens originels). J’ai dû trouver mon chemin avec la langue en utilisant des bouts d’une musique qui supportent habituellement un chant en anglais. J’ai bricolé une sorte de chimère. Je crois que c’est le caractère oral de ma façon de faire qui est la colle qui permet au monstre créé de tenir. Pour le rock garage, je peux écouter des choses qui en sont et, quelque part, j’en viens très directement si on en donne une définition la plus large. Mais je trouve qu’aujourd’hui les étiquettes sont devenues un peu problématiques, avec tout un tas de sous-genres codifiés. L’univers du rock est devenu tellement auto-référentiel. Je milite pour un certain premier degré qui, bien entendu, n’est pas possible mais vers lequel il faut tendre d’une façon ou d’une autre.

« J’ai dû trouver mon chemin avec la langue

en utilisant des bouts d’une musique qui supportent habituellement un chant en anglais. »

Le rock garage n’est-il pas un genre très codifié? Je le sens souvent très conservateur dans ses formules. Pour moi tu n’es plus là-dedans, je le redis. De même, quand je demande « de qui pourrais tu te sentir proche »,  je pense que tu t’es beaucoup éloigné des postures qui sont associées au style musical.

GR: En fait je ne vois pas trop de quoi ou de qui je pourrais me sentir proche musicalement ? Ce sera plutôt au niveau du ton, de la façon de faire et de voir la chose musicale que je vais me sentir proche d’autres comme c’est le cas avec des gens comme Manu Gastado des Los Tupper et de Sunthunder records qui m’a accueilli. Je fonctionne plutôt au partage de sensibilités communes qui peuvent formellement être diverses.

Tu restes modeste, bravo. Je suggérais implicitement l’idée d’être proche de soi, tu l’as compris. Comme les poètes, je pense, le sont d’eux-mêmes. Nous parlions de Bob Dylan qui dès 1963 écrivait dans sa chanson « I Shall Be Free »: « Je suis poète, je le sais. J’espère que je ne vais pas mettre tout en l’air » . L’intuition poétique n’est-elle pas au centre de l’art ? L’artiste en lui-même s’y trouve, selon moi.

GR: Mais la poésie ? Moi, je n’en fais pas. (Sourires). Cela, au moins, est certain. J’en ai lu et j’y ai même cru. J’y crois encore, d’ailleurs. Pour moi, la poésie doit être vécue dans le sens où les mots doivent avoir un effet dans le réel et être indexés sur un mode d’être.

Nous sommes d’accord. La poésie n’est pas que vers ou prose. Et elle se découvre dans certaines formes du rock.

GR: Je ne saurais mieux faire que te citer l’exemple de Benjamin Péret, poète qui a pleinement incarné la poésie vécue dans l’intrication de ce qu’il écrivait, était, vivait. Aujourd’hui, je citerai Raoul Vaneigem, comme porteur du souffle poétique tel que je viens d’en parler même si ses écrits ne se rattachent pas stricto sensu au genre en tant que tel.

Est-ce que ce qui te rapproche du poète ce n’est pas, au fond, ta manière de travailler ? Intuitive ?

GR: Ce qui est vrai c’est que je veux faire un art brutal, au sens de l’Art Brut.  Je souhaite me laisser traverser par les choses. Et mon vocabulaire reste trivial et vernaculaire… Je suis pour le surgissement.

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