Loading...
Disques

DEPECHE MODE / Memento Mori

« C’est toujours ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche », Pierre Soulages théorisant son charisme artistique touchait du doigt le postulat de Depeche Mode, celui, depuis leur naissance sur les braises du post-punk et des balbutiements de l’avènement de la musique électronique, d’un groupe qui aurait pu s’oublier dans l’ornière de la facilité de supports de production, de moyens et de mélodies, il n’en fut rien. Depeche Mode a creusé, inlassablement, contre le courant, là où eux-mêmes sans doute ne savait pas que gisait leur lumière noire. La métamorphose du quatuor de Basildon a rejoint, je l’ose, celle du maitre Ruthénois, celle de l’Outre-Noir : « Noir qui, cessant de l’être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète ». C’est ici toute l’exigence et la radicalité de leur démarche artistique, ceux qui les suivent depuis les origines le savent : ils ont remonté les eaux et exploré jusqu’à la combustion. Nous leur devons dévotion sinon considération, ils ont traversé, frôlé ou embrassé la mort et ses artefacts de très près : dépressions, addictions, rivalité mortifère au sein du groupe, départ d’Alan Wilder, Gahan, mort d’héroïne et ressuscité, mort d’Andrew « Fletch » Fletcher le 26 mai 2022, les eaux les plus noires ont été franchies et bues pour mieux, en les recrachant, en traiter la nature et la texture. C’est précisément l’objet de l’album, le quinzième, qui vient de paraitre : Memento Mori, référence aux Vanités : VANITAS VANITATUM ET OMNIA VANITAS (« vanité des vanités, et tout est vanité »), phrase inaugurale du livre de l’Ecclésiaste dans l’Ancien Testament, et au XVII° s, représentations, natures mortes, de l’éphémère condition de l’existence, de notre fragilité humaine, osseuse et vespérale, en résumé soyons clair : de la majesté la mort. Doit-on pour autant lire dans cette dernière production musicale la nature vaine de la vie ? La réponse est au bout de l’écoute et mieux vaut être nyctalope.

L’album est fiévreux, l’entrée en matière opaque, on entre par la grande porte nocturne « My Cosmos Is Mine », matière noire qui campe le souvenir du Mezzanine de Massive Attack, album déjà hommage en 1998 aux nappes de la New Wave. Le langage complexe qui ouvre le voyage nous tient d’emblée à distance pour nous parler de loin, une forme d’intimité « à distance » parcourt d’ailleurs tout le disque. L’universel et l’intime seront les Alpha et Oméga de cette copie, d’ailleurs l’album se clôt sur un monument d’émotion élégiaque, un grand adieu dépouillé de l’intérieur « Speak to Me » est proprement déchirant. Chacun y lira l’appel à ce qui est perdu. Entre ces deux pics diamétralement opposés le grand panorama nocturne révèle des ambitions sonores particulièrement exigeantes. La recherche arbitrée par les désormais deux continents artistiques de Dave Gahan et Martin Gore aurait pu sonner comme l’irréconciliable dérive contraire de deux plaques tectoniques, il n’en est rien. Les deux tensions sont bien présentes mais complémentaires : l’écriture des morceaux a ouvert la porte à des collaborations extérieures qui viennent oxygéner l’univers d’ombres : Richard Butler des Psychedelic Furs notamment est référencé (on reconnaitra son sens imparable de la mélodie) ainsi que Peter Gordeno et Christian Eigner liés au groupe en studio et sur scène depuis plus de deux décennies, James Ford et Marta Salogni les producteurs du disque interviennent également dans la composition du morceau final. Leur travail de production d’ensemble est extrêmement soigné, précis, les textures du son, lourdes et détaillées, travaillées au scalpel jouent au mille-feuille émotionnel. Il y a dans ce road trip entre chien et loup une douceur profonde et douloureuse qui va plonger ses racines, chères au groupe, dans le blues « Don’t Say You Love Me », une noirceur ironique métallique et synthétique qui rappelle les fantômes des origines « My Favourite Stranger », Je est un autre, back in black également sur « People Are Good » ou «Never Let Me Go ». On y trouve aussi, lavé dans le tamis sonore, les éclats eighties qui nous ont bouleversés, nourris. Teenage fan club que nous étions, alors que les productions venues de Berlin avaient reprogrammé nos oreilles internes, elles sont écrites ici en palimpseste sonore, «Caroline’s Monkey », «Before We Drown », «Wagging Stone » les chemins de traverse et les héritages sont nombreux sur le LP, comme un bilan référencé, à mi-voix, et jouant de contrastes, de stries, de reflets ? Deux ostensoirs en or massif nous éblouissent et maintiennent une image rémanente, l’hymne en devenir « Ghosts Again » et le cabaret sonore et religieux installé par Gore dans un immense, déroutant, céleste « Soul With Me ».

La messe est dite en 12 morceaux soutenus par Dave Gahan dont la trajectoire passée par les ténèbres nous montre à quel point il est aujourd’hui à son plus haut niveau de maitrise du chant et de sa voix.

Le désormais duo est allé chercher l’union sacrée et l’inspiration dans l’intranquillité, l’inquiétude de les voir se désintégrer dans la peine est largement dépassée, la mort d’Andy Fletcher fut un combustible, et cela nous offre un disque singulier, sincère, nu et touchant. Une nouvelle ligne sépulcrale dans leur discographie, un exemplaire d’une beauté minérale à l’image de la pochette avec fleurs et couronnes, s’il vous plait.

« Darker than black » annonce Gahan, au-delà du Noir, comment ne pas voir la lueur incandescente qui nous lie à eux depuis 40 ans. There’s a light that never goes out, là encore.

Crânement vôtre.

Photo DM Live Nation Artiste.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.