Ça fait carrément mal au huc de le citer dans ces pages, mais comme le disait l’ancien chanteur de Téléphone: voilà c’est fini. Ou plutôt « Der, det er ferdig » en dialecte viking. Parce que les Norvégiens de Flunk — qui ont, depuis plus d’une décennie, leur rond de serviette attitré chez DarkGlobe — ont décidé de passer à autre chose, après quelque chose comme vingt-cinq ans d’une ombre d’aventure, modèle de discrétion absolue. Fidèles à cet effacement crampon, pas question pour le groupe le plus mignon d’Oslo de se lancer dans l’innovation pour cette ultime révérence ou de tracer un trait final flamboyant . Il faudra se contenter d’un dernier album classique et mat, même peut-être encore plus étrangement serein et diffus que ses prédécesseurs. Le titre de ce dernier, Take Me Places — une expression que l’on retrouve d’ailleurs dans deux chansons du groupe — a sans doute été choisi pour souligner le voyage comme l’énergie et le fil constant ayant traversé toute l’existence de Flunk.
Comme sur leur premier opus (For Sleepyheads Only), Take Me Places s’ouvre sur un instrumental. « Capitalism » fait ici office d’accord initial — un accordage tout comme une introduction au moment suivant — et rappelle que l’univers de Flunk s’est d’abord imaginé comme une folktronica diaphane, traversée de trébuchements discrets entre les frissonnements, où chaque silence se retient au bord du souffle. Autre marque du groupe, Flunk livre encore une fois sur ce disque des traditionnelles reprises: un Paradise Circus de Massive Attack revisité en mode trip-pop, et un « Message You at Midnight » de Nick Murphy, alias Chet Faker, transformé ici en « Sleeping on the Phone » et porté par la voix en lumineuses ruptures d’Anja Øyen Vister entre fragile vague à l’âme et calme optimisme. Si, par le passé, leurs plusieurs récentes relectures — notamment les acoustiques — avaient parfois tendance à faire grincer nos dents, ou pire, provoquer un bâillement poli, il faut reconnaître à ces deux dernières covers l’élégance de réimaginer leurs originaux avec une vraie envie de créativité.

S’il importe de s’attarder sur ces réinterprétations, c’est que celles-ci — et plus encore un « Blue Monday » matriciel devenu leur principale et plus populaire carte de visite — ont souvent, et tristement, éclipsé la qualité des compositions originales du groupe. Pourtant, Take Me Places rappelle une dernière fois que Flunk n’aura jamais eu besoin d’emprunter les mots et les accords d’autrui pour émouvoir ou délicatement dérouter. Appeler un morceau acoustique « Acid House » en conservant une attitude distante, presque débonnaire, créer l’envie à partir de l’attente ou détourner les gimmicks de la house et de l’électro pour les utiliser à rebrousse-poil, les insérer dans des compositions pop en contrepoint — comme dans l’absolument merveilleux et délicieusement déviant « Trapdoor » — témoigne d’un goût raffiné pour les plaisirs de la frustration. Ce refus d’offrir l’évidence tout en proposant un univers cotonneux, sensuel oscillant sans cesse entre l’intime et l’universel se révèle encore une fois ici. Et le choix d’alterner entre une électro mal dégrossie et une acoustique raffinée se retrouve sur « Climbing Kilimanjaro »; triptyque de chansons au cheminement sinueux à la fois intime et épique, rassemblées dans un unique écrin écru où se mêlent les voix d’Anja et d’Ulf Nygaard. De déviance, il est encore question sur « I Think I Like You », dans lequel la voix d’Anja Øyen Vister semble, encore une fois, autant aguicher que s’échapper — se faire désirable au moment même où elle se dérobe, glissant sur les boucles de guitare hypnotiques de Jo Bakke. « Slow Motion (Revolution Rock) » a des airs d’un Flunk époque 2000 et aurait sans problème aucun figurer sur l’un de leurs albums de cette époque. Car si le chemin vers cette conclusion musicale aura été long, la façon d’y parvenir aura été d’une constance esthétique certaine avec des vagabondages en mode surplace, des illusions de marches en avant, des bouffées de chaleur emprisonnées sous la glace et retrouvées sur le bien nommé « Subzero Sunday ». Et même si « Noise » rappelle le talent du groupe pour la mélancolie étreinte en mode folk song acidulée et accrocheuse, ce sera « Omens » qui clôturera l’album sur un dernier souffle décharné et doucement dramatique, à mi-chemin entre folk et ballade électro éthérée.
Dire au revoir — voire même ici, adieu — est toujours extrêmement difficile, surtout lorsque l’objet de votre affection vous aura accompagné sur une si longue période. Il faudra désormais apprendre à vivre sans attendre ces mélodies flottant à côté du monde, entre la buée d’un matin d’hiver et la nostalgie d’un dimanche d’été, traduites par les éraflures d’une guitare et les battements retenus d’un beat trop timide pour s’imposer. Take Me Places restera la promesse d’une musique fondée sur un paradoxe fragile : celui d’un mouvement figé, d’une émotion suspendue — comme le carnet de route d’un voyage immobile.

Grand consommateur de Baby Carottes et de sorbets au yuzu, j’assume fièrement mon ultra dépendance au doux-amer, à l’électropop bancale et chétive, aux musiciens petits bras ainsi qu’aux formes épurées du grand Steve Ditko. A part cela? Il y avait péno sur Nilmar.